Critique

The Deuce, une série pleine d’humanisme et de références culturelles

Maggie Gyllenhaal joue le rôle d'une travailleuse du sexe entraînée dans l'industrie émergente du porno dans les années 70. © HBO
Nicolas Bogaerts Journaliste

Féminisme, punk, exploitation et gentrification. La nouvelle saison de The Deuce, dans le New York des seventies finissantes, met en valeur l’architecture narrative de David Simon et le jeu de Maggie Gyllenhaal.

Le dernier épisode de la première saison de The Deuce, la série HBO dans laquelle David Simon reconstitue le New York nyctalope des années 70, avait mis en scène une mort froide, dérisoire, instantanée, aussi insignifiante en apparence que la victime: une prostituée, Ruby, précipitée dans le vide par un client mécontent. Mais le geste est aussi banal et peu dramatique que son impact est frontal et son sens éloquent. En quelques secondes d’un épisode qui ne clôturait finalement pas grand-chose (tant il ressemblait davantage à un épisode de mi-saison, sans crescendo), David Simon et George Pelecanos, son co-auteur, résumaient le propos de The Deuce: une mise en images et en perspective de l’exploitation des femmes et du pouvoir qui les rend invisibles individuellement et collectivement. Dans ce quartier de Times Square surnommé The Deuce, traversé des rapports de forces (police, pègre, macs, addictions, spéculation immobilière et gentrification…), plus les choses changent et se transforment, plus elles demeurent inchangées pour celles (surtout) et ceux qui n’ont pas les moyens de sortir d’un système qui refuse de se remettre en cause. Dans cette seconde saison, Eileen, surnommée « Candy », survivante (littéralement) de la rue et de la prostitution, incarnée par une sublime Maggie Gyllenhaal, tire son épingle du jeu.

This year’s girl

La seconde saison s’ouvre donc cinq ans après la première, en 1977. Le quartier de The Deuce a changé durant cette ellipse. Désormais, la funk et le soul se rencardent avec le punk et ses avatars new wave. Au générique, (Don’t Worry) If There’s a Hell Below We’re All Going To Go de Curtis Mayfield laisse la place à This Year’s Girl d’Elvis Costello & The Attractions. Le hip-hop de DJ Kool Herc et Afrika Bambaataa sont dans le coin, mais la « fille de l’année », c’est donc bien Eileen « Gyllenhall » Merrel, qui a pris le train du porno dont l’industrie alors émergente à New York City connaît une ascension fulgurante et contribue à transformer le visage et les habitus du petit monde. Dans la séquence d’ouverture, la caméra la suit dans un plan très Scorsese, alors que Barry White susurre « She’s at home ». Gyllenhaal rayonne de confiance et d’empowerment. Elle parade en rue puis entre dans la boîte de Vincent Martino (première moitié de James Franco). Survivante et vivante à la fois, elle s’est lancée dans la réalisation et la production de films X, a entraîné dans son sillage quelques-unes des filles encore aux prises avec leurs macs, les versatiles et possessifs Larry (Gbenga Akinnagbe) et C.C. (Gary Carr) qui poursuivent la moisson des étudiantes attirées par la « Big City » comme des papillons par la lumière. Vincent, financé par la mafia locale, continue de gérer bars et clubs en mode caméléon, toujours un oeil vers la sortie la plus proche et sa petite amie, féministe et punk, Abby (Margarita Levieva). Son jumeau, Frankie, (seconde moitié de James Franco) déploie toujours les mêmes facultés de nuisance, notamment pour son frère. Du côté des flics, le désormais détective Alston (Lawrence Gilliard Jr) entend nettoyer le quartier, alors que la politique des grands travaux et de bétonnage du secteur pointe à l’horizon.

The Deuce, une série pleine d'humanisme et de références culturelles

Ethnographie du pouvoir

Oui, The Deuce est une observation ethnographique patiente, complète, documentée, historique, sociologique, musicale et littéraire d’une ville emblématique traversant une période emblématique. À ce titre, la série de David Simon et George Pelecanos est une mécanique lente au démarrage. Mais elle l’est parce que sa remorque est chargée de suffisamment de matière, d’histoires et de significations pour tenir un long périple: l’éclosion de formes culturelles et urbaines nouvelles, l’émergence de la communauté gay et lesbienne, l’invisibilité féminine, le rouleau compresseur du contexte économique et social des années 70, New Deal inversé qui verra les plus forts remporter la manche et la mainmise immobilière. Si The Wire a mis plus d’une saison a réellement trouver son rythme et sa percussion, The Deuce, qui peut être considérée comme une oeuvre plus accessible, tant elle redouble d’humanisme et de références culturelles arpentées, pourrait adopter le même tempo. Sauf à reconnaître à quel point elle est aux prises avec les questions brûlantes du jour, dont la moindre n’est pas l’exploitation des femmes. Ainsi de deux moments clés pour Candy, disséminés dans les premiers épisodes de cette deuxième saison et pouvant être considérés comme de futures scènes d’anthologie. Dans la première, promue réalisatrice, elle tente d’imposer à son monteur un découpage arty d’une scène que ce dernier s’obstine à ne voir que comme un support à branlette. Elle veut y donner à voir le plaisir féminin. Elle finira par abdiquer cette idée encore folle pour l’époque -elle l’est toujours dramatiquement aujourd’hui. Dans la deuxième (qui ne sera pas spoilée), durant 15 secondes muettes qui paraissent 15 ans, Gyllenhaal au sommet de son art en raconte plus sur le vécu des femmes qui ont porté #metoo en étendard que n’importe quel éditorialiste. La scène, comme les quatre épisodes transmis à la presse par HBO, est une leçon de choses sur le pouvoir, le vrai, où il réside, comment il s’exerce et aux dépens de qui il se maintient. Recommandé de bout en bout.

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Lundi 20.30, Be Tv

The Deuce. Série créée par David Simon et George Pelecanos. Avec Maggie Gyllenhaal, James Franco, Lawrence Gilliard Jr, Margarita Levieva, Emily Meade, Gbenga Akinnagbe.

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