Starbucks: succès sucré et amères contradictions

La marque américaine fait l'objet d'un documentaire sur Arte. © Jo Voets / BELGA

Véritable réussite capitaliste en 30 ans, Starbucks Coffee méritait bien un décryptage digne de ce nom. Avec le documentaire Starbucks Sans Filtre, Luc Hermann et Gilles Bovon torréfient en profondeur les coups de génie, mais également les sournoiseries d’une multinationale aussi bienveillante que cynique.

« Une marque a réussi un tour de force: transformer le café en une boisson magique qui fait de vous un être sophistiqué. » Cette première phrase du documentaire (à voir jusqu’au 26 octobre sur Arte +7 et YouTube) résume succinctement ce qu’est devenu Starbucks au fil du temps dans la société. Durant un an, les équipes de Premières Lignes (Cash Investigation) ont plongé dans l’univers mystérieux mais ambigu de la sirène verte. Entretien avec Luc Hermann, journaliste et réalisateur du film.

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Vous produisez régulièrement pour l’émission Cash Investigation. On ressent d’ailleurs la patte de l’émission au coeur de ce documentaire. Pourquoi ne pas l’avoir proposé pour ce programme?

Effectivement, mais ici, nous ne l’avons pas proposé à France 2. On est une société de production indépendante à Paris et on propose des documentaires à toutes les chaînes. Il se trouve que l’on travaille régulièrement avec Arte. En rencontrant le directeur des documentaires, il m’a dit: « J’ai très envie que tu fasses quelque chose pour nous. Quelle grande histoire aimerais-tu raconter? » La question ne s’est donc pas posée. Cependant, il est vrai qu’on aurait pu tout à fait proposer cette enquête pour Cash Investigation à la différence près que nous travaillons rarement sur le décorticage d’une seule marque. Ici, avec Gilles Bovon (coréalisateur du film), nous voulions déconstruire une marque qui est assez mythique.

Votre journaliste Maïa Boyé s’est glissée dans la peau d’une barista dans un Starbucks en région parisienne. Comment cela s’est-il déroulé?

En préambule, chez Premières Lignes (société de production), nous faisons très peu de caméras cachées. La règle dans le journalisme, c’est de l’utiliser qu’en dernier recours, si on ne peut pas démontrer quelque chose sans l’utilisation de celle-ci. Pour cette enquête, il se trouve que pendant six mois, nous avons eu continuellement des refus. On a rencontré beaucoup de salariés actuels ou qui avaient quitté l’enseigne. Tous nous ont raconté ce que Maïa a vécu mais aucun ne voulait témoigner devant une caméra. D’où cette décision… Nous avons donc envoyé son CV pour savoir comment fonctionne Starbucks.

On la voit régulièrement poser des questions aux employés. Y a-t-il eu des suspicions à un moment donné?

Il n’y a pas eu de suspicion. Ce que l’on voit à l’écran, c’est un montage réalisé à partir des images qu’elle a tourné pendant deux mois. Elle ne posait pas tous les jours des questions et essayait de faire cela d’une manière très naturelle. Il est sûr que si toutes les interrogations avaient été posées en une seule journée, cela aurait été probablement délicat. Au bout de deux mois, sa période d’essai n’a pas été renouvelée. Ce qui a été le plus simple pour nous.

Dans le documentaire, il y a plusieurs termes spécifiques qui ressortent, dont « Partenaire », qui possède un double langage.

Exactement. Nous avons un témoignage sonore qui explique précisément sa signification. Je vais vous le lire: « c’est pour t’attacher personnellement avec la marque […]. Un partenaire n’est pas un collègue. Il y a une notion d’amitié et dès lors, tu peux demander des choses aux gens. Tu vas rester ici parce que nous sommes partenaires. Ce n’est pas pour être gentil qu’ils font cela. » La personne qui dit cela est très maligne. Il faut reconnaître que Starbucks permet à tous ses employés d’avoir des parts dans l’entreprise. C’est rare. Aux États-Unis, la multinationale permet une couverture sociale et des études à ses travailleurs. Malgré tout, lorsque l’on gratte un peu, les cadences de travail sont extrêmement dures. J’étais très loin d’imaginer que les baristas passaient 1/3 de leur temps à faire le ménage, surtout pour le salaire minimum.

Starbucks affiche un lien inédit avec sa clientèle. Quel est le secret de ce triomphe commercial?

Cela paraît tout simple mais il n’en est rien. C’est une science théorisée par des génies de la publicité, du marketing. La désignation de votre prénom, l’utilisation du Wi-Fi, le fait de rester aussi longtemps qu’il le faut tout en poussant à la consommation… Toutes ces choses sont très subtiles.

La société possède une réussite pérenne et discrète notamment en Europe. Là où d’autres multinationales sont éclaboussées régulièrement, la firme a traversé le temps modestement.

Si on ne les a pas trop vus en Europe, c’est qu’ils ont été à pas de velours, progressivement parce qu’il y a énormément de cafés locaux. Mais petit à petit, en louant les meilleurs emplacements aux meilleurs endroits grâce à des experts en immobilier, la marque est devenue incontournable: ils sont multipliés dans les grandes gares, dans les aéroports, dans les quartiers touristiques… D’ailleurs, on ne les verra pas en banlieue. Starbucks choisit des lieux plutôt chics.

Au fur et à mesure que Starbucks s’investissait auprès de publics en proie à des discriminations (communauté LGBT, afro-américaine…), cette dernière a géré correctement les polémiques malgré une image de plus en plus cynique. L’avez-vous constaté?

J’aurais rêvé pouvoir interviewer Howard Schultz et lui poser la question suivante: « Est-ce que cela est sincère? » Personnellement, je n’en sais rien. Pendant six mois, notre équipe lui a écrit pour qu’il réponde à nos questions. C’est indéniable qu’aux États-Unis, Starbucks est factuellement une entreprise qui en fait beaucoup plus que les autres pour l’égalité à l’emploi, les droits des homosexuels. Lorsque Donald Trump annonce fermer les frontières pour mettre en vigueur le « Muslim Ban », Howard Schultz annonce des emplois pour les réfugiés. Même l’incident raciste d’avril dernier a été retourné à leur avantage: ils ont fermé toutes leurs enseignes pour pouvoir faire une formation pour tous les employés.

Manifestation après l'arrestation de deux jeunes afro-américains dans un Starbucks à Philadelphie en avril 2018 dernier.
Manifestation après l’arrestation de deux jeunes afro-américains dans un Starbucks à Philadelphie en avril 2018 dernier.© Mark Makela / REUTERS

Peut-on associer les années 80 à la transformation profonde et capitaliste de Starbucks?

Oui. Howard Schultz, durant ces années, a introduit Starbucks en bourse et c’est devenu la multinationale que l’on connaît aujourd’hui. Cette entrée dans le monde boursier amène une politique de croissance. Il a pris un concept moyennement issu de la contre-culture pour en faire une firme mondiale.

Après plusieurs mois d’enquête, quelle perspective voyez-vous à l’avenir pour cette entreprise?

C’est une question à laquelle je ne vais pas répondre, car je suis journaliste d’enquête, pas d’opinion. Notre intention était d’apporter une enquête très fouillée, dense avec beaucoup d’éléments. Je laisse les opinions pour les analystes. Mon boulot était de décrire comment marche Starbucks.

D’ailleurs, habituellement dans les enquêtes du genre, on évoque l’avenir dans les dernières minutes. Dans Starbucks Sans Filtre, on ne le fait pas. On résume l’enquête et on se pose des questions sur la sincérité de ses actions.

La question sur la sincérité, on aurait vraiment aimé la poser. Pour l’instant, Starbucks n’a pas réagi au documentaire. S’il devait le fait faire, je n’ai eu de cesse d’avoir souhaité leur PDG en interview. Nous avons rencontré le PDG de Starbucks France à qui nous posons toutes les questions. Mais sur la sincérité, il aurait été plus adéquat de la poser à un grand responsable américain de la marque. Malheureusement, on n’a pas pu le faire.

Mostefa Mostefaoui

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