David Bowie, le mince duc blanc

© Andrew Kent

En 1975-1976, David Bowie installe son ultime personnage, The Thin White Duke, au détour du post-funk crépusculaire de « Station To Station ». La réédition de l’album rappelle une période où la star ne fût pas qu’un alien au cinéma…

Le rasoir a tranché l’oeil d’un coup sec, laissant le globe oculaire expurger un épais flot de sang. Le public de Forest National a lâché un « aaaah » d’horreur collective, sans se douter que ces images extraites d’un film de 1928 (1) projeté en scène vont maintenant s’enchaîner au titre Station To Station et son beat suintant.

Bruxelles, 11 mai 1976. Pour son concert inaugural en Belgique, David Bowie convoque un vieux film surréaliste en intro du show puis, sous des racks de néons blancs aveuglants, apparaît en costume charbon et chemise yaourt de gigolo futuriste. Il ne trimballe que deux taches de couleur: le bleu d’un paquet de Gitanes savamment placé en poche revolver et sa chevelure aux jets blonds/orangés. Fini le glam kaléidoscope de Ziggy Stardust, les costumes bi et les poses trans: Bowie, 29 ans, s’invente une nouvelle hypnose, l’artiste en voie de rédemption.

Douze mois auparavant, Bowie a entamé la première des six compositions formant Station To Station dans un studio de Los Angeles: Golden Years est un morceau gluant, tout en phylactères vocaux décollant sur un funk sensuel. Jamais le chanteur n’a autant évoqué le blue-eyed soul de Sinatra, même s’il téléporte le titre, inspiré d’un tube de 1967 de Wilson Pickett, dans un tout autre espace-temps.

Début 1974, après 18 mois de tournée triomphale de Ziggy Stardust l’ayant mené à la crise de nerfs (2), le chanteur quitte Londres pour s’installer brièvement à New York, puis durablement dans la métropole hollywoodienne. Assailli par une succursale de noctambules starivores, il s’y construit une vie d’insecte de luxe, immergé dans diverses poudres aux yeux: occultisme, numérologie et cocaïne. Ses rares sorties s’opèrent en compagnie d’expats british (Keith Moon, Peter Sellers, Bill Wyman), sans qu’il oublie la proximité géographique des meurtres commis par la bande à Manson à l’été 1969. Bowie dévore l’histoire du IIIe Reich et se nourrit principalement de lait et de poivrons (…).

Tournant exclusivement en Amérique du Nord, il en arrive à suspecter le moindre signe d’un complot extra-planétaire. Justement, début juin 1975, quelques semaines après les premières prises de Station To Station, il entame le tournage de The Man Who Fell To Earth dont il joue le rôle central. Le lieu choisi (les étendues brûlantes du Nouveau Mexique) va bien au script: l’histoire d’un alien venu sur Terre dans l’espoir de trouver l’eau nécessaire à sauver sa propre planète, Anthea… Le film de Nicolas Roeg, plastiquement étonnant, croise certains thèmes bowiens de l’époque: la vie venue d’ailleurs, la menace permanente, la paranoïa. Le tournage de trois mois laissera des traces durables chez David qui conserve son allure de gentleman androïde du film et choisira des photos de plateau pour les pochettes de Station To Station et de son successeur Low

Ionisation gazeuse

Septembre 1975. Les sessions de Station To Station se prolongent aux Cherokee Studios de West Hollywood. Bowie a déjà bouclé TVC15, lancinant groove chauffé à blanc où l’on remarque l’excellence des musiciens: entre autres, les guitaristes Carlos Alomar et Earl Slick, et l’extraordinaire pianiste Roy Bittan, venu du E Street Band de Springsteen, tout juste auréolé de la gloire de Born To Run.

Immergé dans la cocaïne, Bowie tient debout des nuits entières et se prête aux expérimentations du co-producteur Harry Maslin, déjà responsable du noyau soul de l’album Young Americans. Avec le hit Fame (co-écrit par Lennon et Alomar), Bowie a touché le public afro-américain, jusque-là indifférent à ses agissements glam.

Le 16 novembre 1975, il met en boîte l’émission Soul Train, programme TV phare de la communauté noire US, y interprétant Fame et le nouveau single, Golden Years,qui entre prestement dans le Top 10 US. Sans doute grâce à sa relative conformité formelle qui n’empêche pas Bowie de poursuivre une voie plus expérimentale sur les autres titres de Station To Station: l’influence de Kraftwerk fracture son système soul qui subit également les influences d’une autre rencontre post-moderne, celle d’une caméra Kirlian. Offert par un parapsychologue de l’Université de L.A., l’appareil permet de saisir un halo, épais de deux ou trois centimètres, autour du sujet photographié, captant « l’ionisation gazeuse engendrée aux abords immédiats du sujet plongé dans un fort champ électrique alternatif » (dixit Wikipedia). Certains clichés pris par Bowie finissent dans le programme de la tournée de 1976…

La sarabande de 64 shows en Amérique du Nord et en Europe débute le 2 février 1976 à Vancouver, dix jours à peine après la sortie mondiale de Station To Station. En arrivant à la Gare Victoria de Londres, le 2 mai 1976, après deux ans d’absence du sol anglais, Bowie, costume martial et cheveux gominés, debout à l’arrière d’une limousine noire, salue ses fans. Le bras tendu. La chose fera jaser critiques et public: Bowie est sans doute moins nazi que proche du « celebrity burnout ». Lors d’un des six concerts donnés au Wembley Empire Pool, il rencontre Brian Eno et, quelques semaines plus tard, décampe à Berlin où il scénarisera en grande partie son essentielle trilogie de la fin des années 70. Une nouvelle mutation qui lui a probablement sauvé la vie.

David Bowie, Station To Station , en version 3CD ou 5CD/DVD/Vinyl, distribué par EMI.

Esthétiquement, l’album est à mi-chemin du Philly Sound de Young Americans et de la suite congelée berlinoise, Low et Heroes: soul-funk-disco y télescopent la cyber-électro suggérée par Kraftwerk à la même époque. Quand paraissent les six titres début 1976, ils détonnent par leur caractère hypnotique et leur fragmentation sonore: en ouverture, les dix minutes majeures de Station To Station, composées de trois segments différents, évoquent une locomotive insensée qui décollerait du dance-floor. Stay est lancinant, opiacé, TVC15 racle un funk plastifié et Golden Years joue avec succès au tube lymphatique. Deux plages lentes temporisent l’effet transpiration: Word On A Wing, mais surtout la splendide reprise d’un titre popularisé par Nina Simone (Wild Is The Wind). Là, comme sur le bonus d’importance (un double CD live capté en mars 1976), Bowie est dans une éblouissante forme vocale.

L’Édition Deluxe comprend pas moins de 5 CD, 3 LP et un DVD, notamment avec un mix en 5.1 Surround, ainsi qu’un livret, un poster, des photos, des badges et divers éléments de memorabilia. Pour fans ultimes. Prix aux alentours de 100 euros.

Ph.C.

(1) Un chien andalou, co-signé par Salvador Dali et Luis Bunuel.

(2) Le 3 juillet 1973, Bowie annonce sur la scène de l’Hammersmith Odeon qu’il s’agit là de son tout dernier concert.

Philippe Cornet

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