Critique | Musique

Nos albums de la semaine (#10): Hurray For The Riff Raff, Sun Kil Moon, Valerie June…

Hurray For The Riff Raff © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le nouveau Hurray For The Riff Raff, un concept album qui raconte la gentrification de la société américaine via son interprète principale originale du Bronx, avec les parfums du meilleur jus US. Mais aussi nos critiques des albums de Sun Kil Moon, Valerie June, Winter Family, Pissed Jeans, René Costy, Clap! Clap!, A/T/O/S/, Quelle Chris et Glü, et des EP de Shungu, Lord Esperanza, Un amour suprême, C.A.R. et Rive.

Hurray For The Riff Raff – « The Navigator »

AMERICANA. DISTRIBUÉ PAR PIAS. ****

EN CONCERT LE 28 MARS AU BOTANIQUE.

Hurray For The Riff Raff, c’est Alynda Segarra, 30 ans et une demi-douzaine d’albums au patrimoine. Elle grandit dans le Bronx où ses grands-parents sont arrivés de Porto Rico dans les années 40, partie prenante d’une immigration massive dans l’un des cinq boroughs new-yorkais, grand comme un demi-Bruxelles et sujet de nombreux fantasmes criminels. Si ce super-Molenbeek a pareillement enflammé la mythologie urbaine, c’est autant par la paternité du hip hop que par un appauvrissement massif dans les sixties-seventies et son épidémie d’incendies volontaires pour faire cracher les assurances. Mais plus riche et versatile que ses stéréotypes, le Bronx comporte plusieurs coins aisés, et voit ces dernières années son South à la mauvaise réputation lui aussi gagné par la gentrification: guère étonnant, vu qu’il n’est séparé de la milliardaire Manhattan que par la Harlem River. Alynda Segarra se baigne dans ces changements pour en raconter les fractures et les enjeux, alors que le double discographique créé pour l’album -Navita- part à la recherche de lui-même.

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The Navigator s’ouvre sur Entrance, court morceau qui atteste de l’amour de la narratrice pour le doo wop, genre vocal tenant du plaisir et de l’enfance. On le retrouve au fil des douze titres comme une madeleine nécessaire à la construction durable de la mémoire, ajouté à d’autres sonorités, soul, rhythm’n’blues, latino, folk ou rock. Elles rappellent un élément biographique majeur: Alynda n’a que 17 ans lorsqu’elle quitte le Bronx sur un coup de tête pour voyager vers le sud, en train hopping (1) à destination de La Nouvelle-Orléans -où elle réside toujours- berceau des multiples musiques américaines. Tout cela dessine l’ADN d’un disque dont le fruitage sonore contraste avec le récit d’une cité qui évacue ses pauvres au profit de la rentabilité mercenaire. « Well, you can take my life/But don’t take my home », chante Alynda sur Rican Beach, où la composante latino rappelle aussi sa part d’Afrique via les guitares réverbérées, sorties de la nuit à Bamako. Toujours avec une sorte de ravissement qui ramène aux bons disques de Willy DeVille et même au virus Bruce Springsteen (Living in the City). Disque combattif autant qu’introspectif, il ne laisse jamais son propos prendre la place du plaisir musical: dans Pa’lante, aussi le titre d’un journal nuyoricain militant des années 60/70, on entend le poète Pedro Pietri lister les victimes de l’expérience portoricaine en Amérique, alors qu’Alynda donne sa plus éclatante expérience vocale de l’album, concept aux colères bariolées. (Ph.C.)

(1) QUI CONSISTE À VOYAGER -ILLÉGALEMENT- DANS DES TRAINS DE MARCHANDISE

Sun Kil Moon – « Common As Light And Love Are Red Valleys Of Blood »

POP/ROCK. DISTRIBUÉ PAR CALDO VERDE RECORDS. ***(*)

C’était déjà le cas du temps de ses Red House Painters. Si Mark Kozelek a toujours aimé nous perdre au beau milieu d’interminables plages, étirant ses morceaux jusqu’à ce qu’on s’y abandonne souvent totalement désarmés, sur Common As Light And Love Are Red Valleys Of Blood, c’est dans l’immensité d’un désert que le pote de Will Oldham a décidé de nous planter. Seize titres. Seize titres qui disputent les prolongations pour plus de deux heures de musique. Généreux dans l’effort, Sun Kil Moon joue la montre, raconte sa vie et commente le monde. Pendant plus de dix entêtantes minutes, God Bless Ohio se charge d’hypnotiser et de capturer l’auditeur, cet homme de plus en plus pressé, pour l’occasion étourdi par cette voix si familière et cette mélodie si répétitive. Spoken word, guitare classique, claviers dissonants… L’objet est étrange. Toute notion de temps déjà perdue. Kozelek s’essaie au hip hop sur The Highway Song et Philadelphia Cop pimenté d’une conversation foutage de gueule entre un journaliste musical snobinard et un participant de South by Southwest. Là où Chili Lemon Peanuts fait allusion aux explosions terroristes bruxelloises… Ultraréférencé, toujours partant pour un peu de name dropping, Common As Light And Love… voit Kozelek défendre les droits des transgenres, s’interroger sur la mort mystérieuse de l’étudiante canadienne Elisa Lam dans un hôtel de Los Angeles, divaguer autour d’un générique de show télé sixties et déclarer sa flamme au Portugal… Un disque, tout aussi déconcertant et long soit-il, qui tient en haleine. In the Moon for love… (J.B.)

Valerie June – « The Order Of Time »

SOUL. DISTRIBUÉ PAR CAROLINE. ****(*)

EN CONCERT LE 3 MAI À L’ANCIENNE BELGIQUE.

Depuis la sortie de son troisième album à l’été 2013 -le premier distribué dans nos régions-, Valerie a été invitée chez les Obama et en support des Stones, marques people de reconnaissance d’un talent majeur. Sur un hybride de musiques blanches et noires, la fille du Tennessee pousse son chant exceptionnel aux aiguës sensations tribales, comme échappées d’un conte malien millénaire (Man Done Wrong). Alors qu’ailleurs, le rythme de Shakedown rejoint la transe motorik du krautrock seventies. Peu importe les inflexions country, soul ou rétro-futuristes, la trentenaire amène ses scénarios de chansons vers l’infini, celui promis par ses impressionnantes dreadlocks, avec une grâce totale. (Ph.C.)

Winter Family – « South From Here »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR D’ICI D’AILLEURS. ****

Duo franco-israélien de théâtre documentaire et de musique expérimentale, Winter Family voit le jour à Jaffa en 2004 lorsque Ruth Rosenthal, née à Haifa, fait la connaissance de Xavier Klaine, premier prix au conservatoire de Nancy. Une poignée d’albums, un livre et des pièces engagées plus tard, le tandem signe avec South From Here un disque saturé, psychédélique et politique, enregistré dans la villa Guggenheim à Kobe et dans le temple de La Chaux-de-Fonds en Suisse, On y entend leur fille chanter à l’ordi comme un hélicoptère qui survole leur immeuble pour tuer un couple de criminels. Un album génial, splendide et hanté, inspiré par l’orchestre de Pierre Carré et les reverbs des forains de la foire du Trône qui n’est pas sans rappeler Suicide, Moon Duo, les débuts barrés de Mercury Rev… (J.B.)

Pissed Jeans – « Why Love Now »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR SUB POP/KONKURRENT. ***(*)

Accroche-toi à ton slip, attache tes oreilles… Les sauvages sludge punks de Pissed Jeans sont de retour et ils ont flanqué Lydia Lunch dans la poche arrière de leur slim. Coproduit par l’icône de la no wave new-yorkaise, Why Love Now va te remettre les idées et les tympans en place. Lourd et brutal comme une bande de CRS à matraques croisant un jeune de cité désarmé, leur quatrième album pour le label Sub Pop va expurger toute la colère et la frustration qui bouillonnent en toi. Te botter le cul et briser tes chaînes. « I used to play punk, now I’m just singing the blues », gueule Matt Korvette à qui veut ou pas l’entendre. Ils n’ont jamais été aussi propres sur eux mais longue vie aux Denims qui sentent l’urine… (J.B.)

René Costy – « Expectancy »

RÉÉDITION. DISTRIBUÉ PAR SDBAN (NEWS). ****

Samplé par J Dilla, René Costy (1918-1997) est célébré via une double anthologie de toute grande classe, entre saillies funky et trips cinématographiques.

Vous avez aimé l’histoire d’André Brasseur? Comment l’organiste namurois aux millions de disques vendus a disparu? Comment il n’est pas mort -se retrouvant l’an dernier, à 76 ans, à l’affiche du Pukkelpop, et honoré aux Red Bull Elektropedia ET aux D6bels awards? Ça vous a plu? Vous en demandez encore? Alors écoutez l’histoire de René Costy. Elle est (à peu près) du même tonneau. René Costy fait en effet partie de ces « héros oubliés » de l’histoire musicale du plat pays. Des musiciens « obscurs » qu’une série de passionnés s’est donné pour mission de remettre dans la lumière. Parmi ces archéologues éclairés, on pense par exemple à Jan Delvaux (le livre Belpop, en néerlandais dans le texte) ou à Stefaan Vandenberghe (aka Dr Lektroluv, quand il passe derrière les platines). En 2014, ce dernier lançait l’enseigne SDBAN, entièrement consacrée au « patrimoine » local. Il inaugurait son catalogue avec une double compilation, baptisée Funky Chicken. Piochant dans le groove made in Belgium sixties-seventies, on y trouvait aussi bien les Chakachas que Placebo. Mais aussi, déjà, André Brasseur et, par trois fois, René Costy (deux sous son nom, une autre via The Rapture, duo formé avec Willy Albimoor). Vu la matière, il était clair que l’homme méritait bien une anthologie à lui tout seul. La voici…

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Disparu en 1997, René Costy est né en 1918, fils de clarinettiste, petit-fils de trompettiste. Il débute ses gammes au Conservatoire de Verviers avant de poursuivre à Bruxelles, où le violoniste prodige finit par intégrer le Quatuor de la Reine Élisabeth. La guerre n’est pas loin. Pendant l’Occupation, les Allemands obligent le quartet à jouer aux funérailles d’un officier: sous peine d’être exécuté, Costy obtempère mais demande à pouvoir jouer derrière un rideau… Après le conflit, il continue sur sa lancée classique, devient enseignant, mais commence aussi à s’intéresser au jazz. On le surnommera bientôt le « Stéphane Grappelli belge ». Par la suite, il travaillera aussi pour la télévision, composant plusieurs génériques d’émissions. Mais ses plus grandes libertés, il les prendra avec ses morceaux destinés aux labels de library music, spécialisés dans les bandes-sons qui pourront être utilisées pour des documentaires, des reportages, à la télé ou au cinéma (porno, par exemple). En 72, il pond par exemple le morceau Scrabble pour le label Chappell. Quelques années plus tard, son break de batterie sera largement samplé par des cadors hip hop/trip hop comme Howie B ou J Dilla, inaugurant un nouveau culte underground autour du musicien belge.

En tout, ce sont ainsi quelque 400 titres que Costy composera. La compilation Expectancy en a retenu une petite trentaine, répartis en deux CD. Le premier, intitulé Grooves, s’attardant sur les séquences les plus funky de René Costy -dont le fameux Scrabble ou le rutilant Danger, tout en guitares wah-wah; le second, baptisé Scapes, se penchant lui sur ses morceaux plus expérimentaux et cinématographiques, à l’image de l' »hitchcockien » Anxiety. (L.H.)

Clap! Clap! – « A Thousand Skies »

ELECTRONICA. DISTRIBUÉ PAR BLACK ACRE. ****

LE 22/04, AU KOMPASS, GAND.

Rien ne vaut l’effet de surprise. Trois ans après un premier album intitulé Tayi Bebba, l’Italien Clap! Clap! ne peut plus vraiment tabler dessus: on connaît l’amour de Cristiano Crisci pour les « musiques du monde » (on n’a pas trouvé mieux comme terme pour désigner la boulimie sonore de l’intéressé), et son habileté à les intégrer dans un groove électronique aventureux (techno, house, footwork, etc). Si les règles du jeu sont donc connues, la partie proposée par A Thousand Skies continue pourtant d’épater. Là, c’est une vieille femme qui entonne des chants calabrais (Discessus), ici un oud oriental qui vient éclairer un groove fracassé, avant de laisser la place à un piano house (Ode to the Pleiades). Clap! Clap! des deux mains… (L.H.)

A/T/O/S – « Outboxed »

DISTRIBUÉ PAR DEEP MEDI MUSIK. ***(*)

EN CONCERT LE 18/05, À L’ANCIENNE BELGIQUE, BRUXELLES.

Un premier album en 2015 qui lorgnait vers le meilleur du trip hop, des accolades de DJ/trendmakers internationaux aussi reconnus que Mary Anne Hobbs ou Gilles Peterson… C’était plutôt bien parti pour A/T/O/S, discret duo anversois (qui a parlé d’oxymore?), composé du producteur Truenoys et de la chanteuse-beatmakeuse Amos. Malgré cela, il faut bien constater que le projet A Taste of Struggle (son nom complet) reste encore largement méconnu, y compris sur ses propres terres. Cela pourrait enfin changer. Sur le nouveau Outboxed, leur spleen urbain et électronique a encore gagné en profondeur (plus très loin d’un Burial sur Blackout). À la fois tordu et romantique, le groove dégage une beauté fugace, sorte de soul glacée de fin de nuit. La grande classe. (L.H.)

Quelle Chris – « Being You Is Great, I Wish I Could Be You More Often »

RAP. DISTRIBUÉ PAR MELLO. ****

Dès le départ, le flow pince-sans-rire du rappeur de Detroit annonce: « I’m in love with myself ». Si un peu de narcissisme n’a jamais fait de mal, il semble surtout cacher de grands doutes existentiels. Avec Me, Myself & I, au début des années 90, De La Soul fustigeait l’ego-trip des rappeurs. Vingt ans plus tard, Quelle Chris dézingue, lui, les manuels de développement personnel. Le groove jazzy et décalé (façon Madlib), abrasif à l’occasion (Fascinating Grass), il se questionne le long d’un album particulièrement capiteux, attachant de bout en bout (malgré sa vitesse de croisière pépère). Épaulé par une série d’invités (Roc Marciano, Cavalier…), Quelle Chris a raison: il devrait être lui-même plus souvent. (L.H.)

Glü – « Three »

ELECTRONICA. DISTRIBUÉ PAR NAFF REKORDZ. ****

EN CONCERT LE 4 MAI AU KINKY STAR DE GAND ET LE 6 MAI AU VK À BRUXELLES.

« Un peu moins dans l’optique dansante que le disque précédent, un EP. » Voilà ce que dit Glü de ce premier album qui n’oublie pas la vertu des hanches, mais paraît plus achevé, plus globalement ambitieux. On est initialement accroché par certains grognements de synthés, ramenant parfois aux fantasmes krautrock, mais la modernité est là. Artisanale lorsque Glü, trop fauché pour conserver les samples originaux -David Lynch, Roscoe Holcomb, Bukowski-, les recrée avec les voix amicales du contrebassiste-chanteur bruxellois Andrew Bolton ou de Thibaut Vanhacter (Antilux). Ce dernier bluffant dans Ruins, moment christique d’un bel album transgenre. (Ph.C.)

Court intensif

Parce que les plus courtes sont (parfois) les meilleures, plongée dans la jungle des maxis, EP et autres formats XS sortis ces dernières semaines…

Un nouveau single pour la paire JeanJass/Caballero (Sur mon nom). Un autre pour le binôme Roméo Elvis/Le Motel (Diable). Vous le sentez arriver, le printemps rap made in Belgium? Une saison 2 qui, au vu de ces deux premières cartouches, s’annonce à nouveau particulièrement juteuse. En attendant la déferlante, vous pouvez toujours aller faire un tour chez le producteur/beatmaker Shungu: prolixe, le Bruxellois a publié un All Star III de première bourre, petite merveille de hip hop instrumental jazzy.

Du côté de la scène hexagonale, ça fourmille tout autant. Le Parisien Lord Esperanza vient de sortir Drapeau Noir, un nouvel EP (qui dépasse quand même la demi-heure) plutôt costaud, mais qui le serait certainement davantage s’il n’hésitait encore un peu à assumer tout à fait son originalité (Comme tous les autres).

Ce n’est pas le cas d’Un amour suprême, le nouveau projet de Sameer Ahmad, rappeur de Montpellier. Inspiré par « le Overly Dedicated de Kendrick Lamar, le Midnight Marauders d’A Tribe Called Quest et le In A Silent Way de Miles Davis », rien que ça, le Jovontae EP est un véritable ovni dans la production hip hop française actuelle. Citant aussi bien Tupac que Syd Barrett, Sameer Ahmad batifole sur une soul mousseuse et psychédélique. Le paysage musical est luxuriant, le flow malin. Le coup de coeur du moment.

Dans un (tout) autre registre, on a également flashé sur Strange Ways, le EP de C.A.R., alias Chloe Raunet. Canadienne basée à Londres, repérée au sein du groupe Battant, elle dégaine ici trois nouveaux titres qui feront fureur sur les dancefloor new wave-synth-dark-pop. Vintage, certes, mais pas démodé.

De leur côté, les Belges de Rive (vainqueur du concours Franc’Off 2016) sortent Vermillon. Quatre titres, tendance électro-chanson-pop à fleur de peau, un poil maniérés certes, mais qui montrent que le duo masculin-féminin a bien compris le principe d’un premier EP: teaser sans trop en dire, intriguer en attendant de (éventuellement) convaincre. (L.H.)

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