Laurent Raphaël

L’édito: Johnny, produit de synthèse

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Ces dix derniers jours, tout a été dit sur Johnny. Sa vie, son oeuvre ont été décortiquées dans les moindres détails, chaque lambeau de sa prolifique carrière exposé au culte de l’adoration de tout un peuple, et même deux si l’on inclut dans le calcul la Fédération Wallonie-Bruxelles, Hallydayphile de la première heure.

Affaire classée donc, du moins jusqu’au 6 décembre 2018 où tout le monde ressortira le classeur, les mouchoirs et éventuellement les disques? Pas tout à fait. Il reste au moins une dimension du personnage à placer sous la loupe: Johnny était un spécimen d’une espèce en voie d’extinction. Avec l’interprète fiévreux de Que je t’aime, on n’enterre pas seulement une bête de scène, un bulldozer de la variétoche, un caméléon du kitsch, on enterre aussi et surtout une célébrité comme on n’en fait plus. Même si son aura n’a jamais dépassé les frontières de la francophonie, à l’intérieur de celle-ci, elle a battu tous les records. Qu’on apprécie ou pas sa dégaine de rocker d’opérette, qu’on soit sensible ou non à ses vibratos caverneux, qu’on habite Neuilly ou Pétaouchnok, tout le monde connaissait et fredonnait ses tubes, du beauf au BCBG en passant par le bobo biberonné aux Guignols. Johnny, c’était au moins un centimètre carré du mythe national par lequel le Français se sent français, oui monsieur! En ce sens, à une échelle certes régionale, il a l’étoffe des grands formats de la planète pop-rock, les Rolling Stones, les Michael Jackson et autres idoles insubmersibles, dont les noms et les refrains ont conquis jusqu’aux villages africains les plus reculés. C’est précisément ce modèle de stars transgénérationnelles, inoxydables, oecuméniques qui est en train de disparaître. Et l’on peut supposer sans trop se tromper que la conscience qu’une révolution aux lendemains incertains est en marche a attisé le feu de la nostalgie bien au-delà du cercle des sosies, expliquant d’ailleurs le torrent de chagrin. Même ceux qui se moquaient hier de ses excès et contradictions ont eu un pincement au coeur en réalisant que ce monstre sacré avait non seulement bercé leur jeunesse, et sans doute aussi celle de leurs parents, mais qu’il avait également permis à un pays d’écouter la même chanson. Johnny faisait partie des meubles.

Avec Johnny, on n’enterre pas seulement une bu0026#xEA;te de scu0026#xE8;ne, un bulldozer de la variu0026#xE9;toche, un camu0026#xE9;lu0026#xE9;on du kitsch, on enterre aussi et surtout une cu0026#xE9;lu0026#xE9;britu0026#xE9; comme on n’en fait plus.

Internet a changé la donne en divisant pour mieux régner. Contrairement à ce que les experts ont redouté dans un premier temps, la mondialisation accouche moins d’une culture uniformisée, formatée et interchangeable que d’un chapelet d’îles éloignées les unes des autres. Les outils sont globalisés -Google, Facebook, Twitter…-, mais les usages, les codes, les loisirs et donc les idoles, sont eux de plus en plus éparpillés au gré des algorithmes. Bruxelles l’a appris à ses dépens en novembre dernier lors des émeutes provoquées par la venue de Vargasss 92, youtubeur français très populaire dans une frange de la jeunesse, jusqu’à pouvoir rassembler des centaines de personnes d’un claquement de doigts, mais totalement inconnu du reste de la population et visiblement aussi des services de police. Le cordon culturel reliant les différentes couches de la population est coupé. Le sociologue Frédéric Martel était parvenu à la même conclusion en 2014 après son voyage dans les coulisses de la société numérique. « La thèse de Smart, expliquait-il au Point au moment de la sortie de l’essai, c’est justement que l’Internet global n’existe pas -et n’existera pas. La révolution numérique ne se traduit pas, du moins pas principalement, par une globalisation tous azimuts. Les conversations digitales s’inscrivent dans des « sphères conversationnelles fragmentées ». Contrairement à notre intuition, les contenus ne voyagent pas facilement sur Internet. Certes, les Indiens utilisent massivement Facebook mais c’est pour communiquer entre Indiens, même lorsqu’ils vivent aux États-Unis! »

On pourrait se dire: et alors? Où est le problème? Le problème c’est qu’on ne construit pas un pays, une démocratie, un projet collectif sans partager un minimum de valeurs communes. Or, qui sont les véhicules des récits et mythes qui soudent une communauté sinon les artistes? Johnny s’est propagé dans les moindres replis de la société française parce que le nombre de robinets médiatiques était limité à l’époque. Tout le monde écoutait la même messe culturelle célébrée par l’abbé Drucker. Depuis 15-20 ans, l’offre médiatique a explosé. Une bonne nouvelle a priori. Mais on voit aujourd’hui que le ciment ne tient plus. Johnny serait né 50 ans plus tard, il n’aurait pas allumé le feu, juste les loupiotes de quelques bars de province…

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