Enquête dans le monde impitoyable et souvent cruel des premières parties

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Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Qui choisit les support acts? Quel accueil leur est-il réservé? Et quels sont les enjeux de ces concerts d’ouverture souvent mal payés? Enquête.

« Pour nous, les fans de Johnny Hallyday, c’était le pire public au monde. Mais on voulait quand même voir si on avait les couilles de jouer dans des circonstances pareilles. De se confronter à une assistance aussi nombreuse qu’hostile. Si tu peux jouer avant Johnny, tu peux jouer partout… Puis quand même, la légende du rock français qui invite des Italiens wallons à jouer chez les Flamands, avoue que c’est quand même un peu surréaliste. »

En 2012, les rockeurs louviérois de Romano Nervoso ouvraient deux soirs en suivant pour Johnny Hallyday au Sportpaleis d’Anvers. Et même cette grande gueule de Giacomo Panarisi en menait moyen large. « Des premières parties, j’en ai fait toute ma vie. Mais là, tu ressens la pression. Les mecs te disent: là devant, tu oublies. Et fais pas tomber un câble ou on t’arrache la tête. A quelle heure tu joues demain? Essaie déjà de pas foirer aujourd’hui. On verra si tu es encore là. En plus, tu as x mètres carrés qui te sont réservés sur scène. Et tu ne peux pas vendre de merchandising. Mais d’un autre côté, tu joues devant plus de 40.000 personnes en deux jours. Tu te retrouves interviewé au JT. Puis Johnny passe dans ta loge te dire que tu es terrible et que tu dois continuer à faire du blues en italien… »

Comment les ambassadeurs hennuyers du spaghetti rock se sont-ils retrouvés à faire la première partie de Jean-Philippe Smet? « C’était Aubert sur le reste de la tournée. Mais en Belgique, il voulait des Belges. Il y avait eu tout un débat autour de sa naturalisation. Peut-être qu’il voulait faire passer la pilule ou juste qu’il en avait envie. On figurait sur une liste qui lui avait été soumise et il nous a choisis. Tu as toujours plusieurs cas de figure avec les premières parties. Tu as le groupe qui emmène la sienne avec lui sur les routes. Tu as le promoteur LiveNation ou autre qui cale un groupe de son catalogue parce qu’il sait que ça va être plein et lui faire de la pub. Puis tu as les artistes qui proposent leurs services aux salles. Je peux te dire que j’ai souvent appelé le Bota, l’AB et le Trix… »

En 2014, le Botanique a accueilli 250 groupes belges. Pour 50% de headliners, un quart a travaillé en support act et un autre quart en complément d’affiche. « Etablir une programmation internationale qui attire du public permet à un lieu comme le nôtre de soutenir des artistes locaux en développement, explique son grand manitou Paul-Henri Wauters. Et c’est l’une de nos missions. Nous sommes donc en contact permanent avec les labels, les agences, les managers pour posséder une photographie vivante des groupes en communauté française. »

Les places toutefois sont chères. Le Bota a ainsi déjà reçu une dizaine de demandes pour assurer la première partie de Battles.

« Nous sommes de plus en plus sollicités. Le nombre de propositions augmente de 10 à 15% par an et les spots intéressants sont grignotés par l’étranger. Nous ne pouvons pas imposer. Ça insuffle une énergie négative et risque de causer des tensions. Mais le déclin de l’environnement promotionnel fait que peu de labels investissent dans la promo initiale et jeune. Le seul moyen de se faire connaître pour les étrangers, c’est devenu de se coller à une tête d’affiche. Nous avons une mission de protection. Alors nous luttons. Nous payons notamment très peu les supports internationaux pour les dissuader… »

Romano Nervoso
Romano Nervoso© Olivier Donnet

Tout le monde ne comprend pas le message… « Les Français embarquent rarement leur propre première partie parce que nous ne répondons pas aux standards de cachets auxquels ils sont habitués. Et les Scandinaves sont plutôt cools. Mais avec les Anglais, c’est beaucoup plus compliqué. Ils donnent de l’argent pour embarquer en tournée avec un groupe. Ils ne comprennent pas notre devoir de défense de la scène locale. Les salles missionnées par les pouvoirs publics… »

Le reflet d’une position hégémonique sur le marché. D’une industrie britannique qui pèse lourd dans le concert international. « Une première partie, c’est l’occasion pour un groupe de se présenter devant un public plus nombreux que ce qu’il est capable de vendre comme tickets, enchaîne Kurt Overbergh, directeur artistique de l’Ancienne Belgique. Ces concerts sont très importants dans son développement. Ils le confrontent au stress, à la pression. Ces rendez-vous font avancer. »

Les salles n’ont pas toujours leur mot à dire et ont avant tout un pouvoir de suggestion. « Régulièrement, des groupes viennent chez nous avec leur propre première partie dont ils sont quelque part garants. Et quand nous proposons, l’artiste doit toujours donner son accord. Ça passe par l’agent local, puis l’agent anglais ou américain. Et ça prend généralement des plombes parce qu’ils s’en foutent. Quand un show ne vend pas, en revanche, c’est différent. Là, on te sollicite. On te demande un groupe qui va ramener des gens. Mais lui, il ne joue pas pour 200 euros. »

« Il n’y a pas vraiment de règle en matière de cachet, commente Paul-Henri Wauters. Mais disons qu’un support act, chez nous, on le défraie correctement. Il faut quand même bien se dire qu’une première partie coûte davantage que ce que tu lui donnes. C’est aussi dix personnes qui travaillent deux heures et demie de plus et que tu dois payer. Il y a la balance, le concert, le changement de scène. » « De manière générale, ça va de rien à 250 euros, élargit Philippe Decoster (62TV). Ce qui signifie que souvent, le groupe est à perte dès qu’il fait le plein d’essence. »

« Certains nous demandent deux ou trois noms, ajoute Kurt Overbergh. D’autres posent des conditions. Genre: je voudrais un DJ qui ne passe que du hip-hop. Mais lorsque nous proposons, ce sont dans 90% des cas des artistes belges. Aussi parce que sinon les coûts seraient trop élevés… »

Règles générales

« Vu qu’on bosse souvent dans le développement, je suis un gros demandeur de premières parties, explique Pierre Van Braekel (Nada Booking). Je sollicite régulièrement l’AB et le Bota qui doivent parfois voir avec LiveNation. Lui-même emmanché avec une agence anglaise ou américaine. Il y a tout un circuit derrière ces désignations. Qui a le dernier mot? Ça dépend. Si Damon Albarn dit qu’il veut un groupe de jeunes Ethiopiens, tout le monde ferme sa gueule. Mais sinon, c’est un processus de délégation auquel se frottent divers intérêts économiques. Le lancement d’une carrière, la rentabilisation du tourbus dont certains monnaient les sièges. Il arrive aussi qu’on nous appelle pour remplir. Parce que l’ancrage local permet toujours de vendre quelques tickets. »

Comme tous les mondes, celui des premières parties a ses lois, ses codes, ses règles plus ou moins tacites. Plus ou moins surprenantes et effrayantes aussi. « Nous essayons d’associer des groupes avec des esthétiques compatibles. Mais il y a pas mal de musiciens que ça dérange. Qui veulent éviter les comparaisons, reprend Paul-Henri Wauters. Les artistes féminines ne veulent souvent pas de filles en première partie. Et un headliner refuse généralement un groupe plus nombreux sur scène que lui. C’est assez contraignant quand il s’agit d’un one man band… » Certains projets se déclinent d’ailleurs sous différents line-up avec des formules plus resserrées quand ils jouent les opening acts.

« Il y a des règles. Des règles parfois inventées de toutes pièces par les agents, acquiesce Kurt Overbergh. Une des pires, c’est qu’une première partie ne peut pas jouer plus fort que sa tête d’affiche. Certains ne veulent pas non plus laisser leur support act utiliser le matériel de sonorisation. Or, ça coûte environ 750 euros à la location. Le sound guy de Paul Weller par exemple est passé voir la première partie et lui a dit: je veux faire ton son et tu vas me payer. »

Black Box Revelation
Black Box Revelation© Olivier Donnet

Un univers impitoyable et des attitudes parfois culottées… Comme celle de Beady Eye, le groupe de Liam Gallagher, qui demande aux Black Box Revelation de calmer leurs ardeurs…

« Tu as des groupes belges qui avaient déjà joué chez nous plusieurs fois et qui n’ont pas voulu payer leur support act parce que ça signifie moins d’argent dans leurs poches, confie Kurt Overbergh. Il y en a d’autres qui ont ouvert chez nous et qui en étaient ravis mais qui ne veulent pas de première partie une fois qu’ils ont grandi. »

« Il faut parfois se battre pour qu’une tête d’affiche accepte d’arriver plus tôt pour son soundcheck et ainsi permettre à sa première partie de faire le sien, abonde Paul-Henri Wauters. Un autre sujet de discussion, c’est l’espace qui lui est laissé. Il est de plus en plus réduit. Ça se limite parfois à un bord de scène. »

« Maintenant, les groupes n’ont plus envie d’enlever leur matos. C’est leur show. Ça les fait chier, assène Giacomo Panarisi. Ça ne se passait pas comme ça à la fin des années 90. En même temps, avant, ils ne venaient qu’avec leurs instruments. Aujourd’hui, même un projet comme le nôtre se déplace avec ses lights. Alors souvent, tu as le bout de scène qui reste et estime-toi heureux. »

Stupid joke…

Dans ce contexte particulièrement concurrentiel, les programmateurs doivent parfois ruser pour imposer leurs vues. « Je me souviens avoir proposé que les Violent Husbands fassent la première partie des Violent Femmes, raconte Kurt Overbergh. L’agent avait refusé catégoriquement. It’s a stupid joke. Sauf que je lui ai envoyé une chanson sans le nom du groupe et qu’il a acceptée. Quand il a vu l’affiche, il était furieux mais le concert était génial. Gordon Gano est devenu fan… »

« La relation entre le support act et la tête d’affiche dépend pas mal de nous. De la manière plus ou moins habile et diplomate qu’on a de négocier, reconnaît Paul-Henri Wauters. Ça demande vraiment de plus en plus d’énergie. Et c’est assez chronophage. D’autant que le marché est tendu. » « Pour l’instant, on reçoit environ 250 offres par semaine, précise Overbergh. Il y a beaucoup de brols là-dedans. Ça tombe de partout et avec internet ça va évidemment très vite. »

« Le tableau qu’on est en train de dépeindre, ça fait un peu esclave des temps modernes mais le groupe peut toujours refuser une première partie et aller se faire un Magasin 4, note Pierre Van Braekel. Au-delà du fric, ce sont souvent des raisons humaines, artistiques, communicationnelles qui guident ses choix. Les musiciens sont contents de jouer avant un groupe qui leur plaît et éventuellement de boire des coups avec lui après le concert. Ils se disent qu’ils pourraient toucher son public. Puis aussi avoir un peu de presse si les journalistes sont déjà arrivés… » « Parfois de belles histoires se dessinent, ajoute Paul-Henri Wauters. Comme quand on fait jouer Melanie De Biasio avant Ghostpoet et qu’elle termine sur son disque… »

Driving Dead Girl
Driving Dead Girl© Lara Herbinia

Les Driving Dead Girl en connaissent aussi un rayon en matière de premières parties. Ils ont ouvert pour les Black Angels, les Black Keys, le Black Rebel Motorcycle Club… « Les Black Keys n’avaient par encore explosé mais ils remplissaient déjà des salles, se souvient le chanteur de DDG Dimitri Rondeau. C’était pour l’album Brothers, au Luxembourg, et personne d’autre ne s’était proposé. Avec Black Rebel, ça s’était assez mal passé. Ils ne voulaient aucun contact avec qui que ce soit et on nous a tout de suite prévenus. On a même dû se faufiler entre leur matos pour pouvoir jouer. La première partie la plus improbable qu’on a assurée, c’est celle des Scorpions. Notre entourage cherchait des concerts, des lieux importants où jouer. Nous n’étions pas très chauds et les organisateurs de toutes façons ne voulaient pas de nous mais nous avons bénéficié d’une annulation de dernière minute. Au final, ce fut une chouette expérience. L’aspect humain est totalement absent mais nous avons vu les coulisses de ces grosses organisations. »

L’une des solutions à l’engorgement pourrait être des affiches de trois groupes, comme ça se fait souvent aux Etats-Unis…

« On y a déjà pensé mais 50% de notre public vient de Flandre et de Wallonie. Et à la gare du Nord, après 23h, peu de trains partent pour le sud du pays, conclut Paul-Henri Wauters. On essaie donc de ne pas terminer trop tard. On pourrait aussi commencer plus tôt mais 19h30 chez nous, c’est pas évident. Si on était à Londres, on pourrait fixer le coup d’envoi à 19h. Les gens vont boire des verres après le boulot et filent au concert. Chez nous, ils ont tendance à repasser à la maison. Nous, on essaie de toujours commencer à l’heure. Ça évite d’introduire une notion du temps élastique et de voir le public débarquer en retard. Programmer du local pour qu’il joue devant deux pelés et trois tondus n’a strictement aucun intérêt. »

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