Electrocity #3: Manchester/Madchester, de l’Haçienda aux Chemical Brothers, ou comment house et techno se mirent à flirter avec la pop

New Order © DR
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Il existe une tradition de musiciens afro-américains marginaux aux Etats-Unis qui marquent considérablement les esprits d’Europe, dont la musique et la mystique donnent des idées neuves aux producteurs d’ici. Ce fut le cas avec un certain jazz, avec un certain blues, et ce fut aussi le cas il y a 25 ans avec la house et la techno, qui à Manchester et à Berlin chamboulèrent tout sur leur passage mais s’apprivoisèrent aussi, au point de commencer à parfaitement s’intégrer à la pop-culture.

Une série en collaboration avec  Beat Bang.
Une série en collaboration avec Beat Bang.

En 1982, New Order, ex-Joy Division, se cherche, part se trouver à New-York et revient de la Grosse Pomme avec sous le bras le maxi Confusion, très clairement inspiré de l’electrofunk d’Afrika Bambaataa. Le groupe ramène aussi des Etats-Unis une autre bonne idée: lancer en Angleterre l’équivalent de la Sound Factory, mirobolante discothèque new-yorkaise dont il n’existe alors aucun équivalent européen. Leur rêve se réalise vite. Sur Whitworth Street West, dans le quartier des entrepôts désaffectés de Manchester, ouvre le 21 mai 1982 l’Haçienda. C’est une ancienne salle d’exposition de yachts, pouvant accueillir un peu plus de 1500 personnes. Le décor est brut, simple, d’inspiration industrielle. L’éclairage est considéré comme primordial, voulu savant, et le son est poussé à son maximum. On laisse aux gens la possibilité d’y entrer fringués comme des ploucs et les consommations restent peu chères, afin de ne pas s’aliéner les étudiants, ce public potentiellement considérable. On interdit surtout au DJ, Mike Pickering, d’utiliser un micro. Bref, tout est paré pour une bamboula révolutionnaire mais durant les 5 premières années, ça ne marche pourtant absolument pas. L’Haçienda est un échec cuisant, monstrueux. New Order et ses associés, dont Tony Wilson, le manager de leur label Factory Records, également embourbé dans l’aventure, perdent chaque week-end des sommes faramineuses.

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Ce n’est que début 1987 que les choses commencent à changer. Lentement, timidement, pas du tout dans un éclair extatique comme le décrit pourtant le film 24 Hour Party People de Michael Winterbottom inspiré de l’histoire musicale de Manchester, la house-music fait son apparition à l’Haçienda. Mike Pickering et son comparse Dave Haslam intègrent ces nouvelles sonorités à leur son black de fin de semaine, lors de soirées essentiellement fréquentées par la communauté jamaïcaine, des fêtes très imprégnées de culture hip-hop, où le gros truc consiste à se lancer des défis de jackin’, c’est-à-dire danser au mieux au milieu d’un cercle, dont on peut être éjecté dans la honte au moindre faux pas. À l’automne 1987, l’Haçienda organise la première soirée entièrement consacrée au label Trax de Chicago, avec à l’affiche Adonis, Marshall Jefferson, Robert Owens et Liz Torres. C’est blindé. La house de Chicago mais aussi la techno de Detroit (Derrick May joue quelques semaines plus tard dans un petit club de la ville du nom de Legends) commencent à rendre dingues les fous de musique du Nord de l’Angleterre. De plus en plus de deejays jouent de la house et les disquaires importent des maxis jusque-là introuvables et restés invendus aux États-Unis. Il règne sur la ville et la région une douce folie, aussi symbolisée par la fusion pop/dance camée des Happy Mondays, qui trouvent à Manchester le surnom qui lui colle alors le mieux: Madchester.

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Madchester, Madchester, fookin’ Madchester!

Plus qu’un surnom concon, Madchester est un symbole, celui qui résume au mieux la véritable vague hédoniste qui déferle sur tout le Royaume-Uni de 1987 à 1989, de 1986 à 1991 si on compte large. Elle ne touche pas que le Nord de l’Angleterre et s’explique sans doute en partie par la lassitude du rock sérieux des Smiths, du shoegazing, de la pop anorak et de tous ces boutonneux lettrés héritiers du Velvet Underground à la musique surmédiatisée en 1986. À partir de 1987, la pop veut danser et se défoncer (Happy Mondays, Primal Scream, Charlatans, Stone Roses, Inspiral Carpets, The Farm…) et bon nombre de groupes jadis à guitares basculent dans l’électronique de dancefloors (The Shamen, The KLF, Cabaret Voltaire, The Wolfgang Press…). Des tubes aux beats soutenus percutent aussi régulièrement les charts, comme Pump Up The Volume de M/A/R/R/S ou Theme from S’Express. Un moment de 1988, même Samantha Fox et les Fine Young Cannibals (sous le nom de 2 Men, a Trumpet & a Drum Machine) sortent des disques destinés aux dancefloors. Le phénomène house n’est en Angleterre pas que musical, il est surtout sociétal.

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Dans Electrochoc, Laurent Garnier se souvient qu’à Manchester « dès le mois d’avril, mai 1988, les premières compilations siglées « acid-house » des labels Trax et Gerkin Records atterrirent dans les bacs des disquaires d’Oldham Street. Là, tout bascula: la jeunesse middle class blanche arriva en masse dans les soirées house de l’Haçienda, et cette déferlante marqua la fin des années dominées par une clientèle black, avec ses danses et ses codes. En une poignée de semaines, plus de trace de jackin’ sur le dancefloor de l’Haçienda, le public gavé d’ecsta se contentait de danser les bras en l’air en hurlant à la mort. »

Right music, right drugs

Right time, right place. Right music, right drugs. Dans des pays de fêtards invétérés comme l’Espagne et la Belgique, l’acid-house, la house, la techno et même l’ecstasy se consomment alors avec grand plaisir, donnent même naissance à des vocations mais ne marquent toutefois pas la société comme elles le firent à Berlin, à Manchester et en Angleterre de façon plus générale. C’est sans doute explicable par un contexte de fin du monde. En cette fin d’eighties, le Nord de l’Angleterre est pour ainsi dire délabré, la population de plus en plus défiante envers le gouvernement Thatcher. À Berlin, l’inimaginable, la chute du Mur, s’est produit et tout semble donc possible. On assiste en fait à un remake de ce qui se passa en Californie dans les années 60. La house et l’ecstasy jouent sur les imaginaires comme le rock psychédélique et le LSD le firent dans le contexte quasi insurrectionnel anti-Vietnam, 20 ans auparavant. À Manchester et à Berlin, on ne se contente pas de consommer un produit culturel à la mode et la drogue qui va avec, on vit le trip à fond, comme une révolution, comme un changement de paradigme, comme une utopie. Au Royaume-Uni, on chicane l’imperméabilité du système de classes sociales, les heures drastiques de fermetures des bars et des boîtes, le fameux « there is no such thing as society » de Thatcher. Les propriétés empathiques de l’ecstasy et l’expérience communautaire des raves font trembler un certain establishment, qui s’en remettra sans trop de séquelles, en absorbant en fait totalement cette contre-culture à peine née, intégrant à l’industrie des loisirs les idées les plus commercialement récupérables de cette parenthèse enchantée que fut le Summer of Love de 1988-89, à la fois acte de naissance d’une nouvelle forme de pop-culture et joyeux fuck-off a tout qui semblait socialement et culturellement clocher au Royaume-Uni.

Block Rockin’ Beats

À la base, house et techno sont des musiques essentiellement fonctionnelles, fabriquées pour faire danser, pas pour commercialement percer, ni même se transformer en objets discographiques chérissables, encore moins en pop-culture. L’Angleterre, comme ce fut déjà le cas avec le blues passé à la moulinette des Rolling Stones, va changer ça. En 1988, New Order part enregistrer son album Technique à Ibiza, sous ecstasy, et sous haute influence acid-house. Sorti en janvier 1989, le disque entre sans forcer à la première place des charts anglais, une première pour le groupe, jusqu’ici plus apte à écouler des maxis que des longs formats. À Manchester, en 1988-89, apparaissent aussi des artistes électroniques qui vont plus tard considérablement marquer les années 90: 808 State, A Guy Called Gerald, Chemical Brothers, Autechre et, la bonne blague, vu leur nom, Future Sound of London, déjà responsables en 88 sous le pseudo de Stakker du monstrueux tube Humanoid.

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À part d’être tous nés dans un bain d’acide, ces groupes et ces projets ont en fait peu en commun. Il n’existe pas de son électronique typique de Manchester comme il a pu exister un son post-punk typique de Manchester, aussi brut de décoffrage que The Fall et les Smiths du premier album ou se la jouant funky malgré les raideurs, comme Quando Quango, A Certain Ratio ou même les Happy Mondays du début. À Manchester, tout comme à Sheffield (le label Warp) et à Londres, house et techno américaines ont marqué au rouge des artistes qui, plutôt que de consciencieusement copier les recettes de ces styles, s’en sont imprégnés, les ont digérées, ont régurgité la dance-music générique et quasi-anonyme en visions très personnelles, que cela soit plutôt psyché et pop comme pour les Chemical Brothers ou nettement plus cinglé et avant-gardiste, comme c’est le cas pour 808 State et Autechre. C’est à Paris, après Daft Punk, sur la route vers David Guetta et l’EDM, que la house et la techno allaient devenir véritablement de la pop. Mais c’est à Manchester (notamment) que les recettes primordiales ont été décortiquées en dehors des ghettos black du Mid-West américain, qu’elles ont été apprises, maîtrisées et sans doute dépassées par de jeunes blancs hétérosexuels avec des envies de faire carrière dans la musique.

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Gunchester!

Madchester en 1988, Gunchester deux ans plus tard. C’est le triste destin, digne du pire tabloïd, de la nightlife de Manchester, gangrénée par le trafic de drogues, la surconsommation d’ecstasy (à l’anglaise, 3 ou 4 cachets minimum par soirée) et la violence des gangs. « L’Haçienda, explique Laurent Garnier dans Electrochoc, se retrouva au beau milieu de la tempête. Impuissante, elle vit peu à peu sa clientèle endurer intimidations, rackets et violences. Puis les gérants du club subirent à leur tour les menaces des gangs. Les environs de Whitworth Street West devinrent dangereux. En quelques, mois une atmosphère de guérilla urbaine s’empara de Manchester. Chaque week-end l’ambiance se tendait un peu plus: voitures en flammes, règlement de compte sur les trottoirs et coups de feu sur les hommes de la sécurité s’ils osaient refuser l’entrée à un membre de gang. »

La qualité de la drogue mais aussi de la musique se détériora, tout comme l’ambiance générale, à nouveau morose. Des coups de couteaux se perdent, des rafales d’Uzi, aussi. Ce n’est toutefois pas la violence mais bien la gestion financière désastreuse qui coule finalement définitivement l’Haçienda, en 1997, après un très court second souffle drum & bass au milieu des nineties. Peter Hook, de New Order, a un jour parlé d’une perte sèche de 18 millions de livres sterling rien que sur les dernières années d’ouverture. À cette époque, Autechre, Future Sound of London, A Guy Called Gerald et Chemical Brothers jouissent tous d’une notoriété et d’un respect certains. Pourtant, quand on pense à Manchester, c’est alors surtout le groupe Oasis qui vient à l’esprit. Peut-être parce qu’à l’instar de la fin du Dune de Jodorowsky, même mort, Madchester survit en secret. Distraitement, incarné au plus profond de l’ADN de tous ceux qui aiment la pop aventureuse et rigolarde, l’excellente dance music et le sens de la fiesta poussé à donf.

Albums

  • Happy Mondays – Hallelujah – Rave On EP
  • Various – The Haçienda Classics (3 CD)
  • New Order – Technique
  • 808 State – Newbuild
  • MC Tunes versus 808 State – The North At His Heights
  • Chemical Brothers – Exit Planet Dust
  • Chemical Brothers – Surrender
  • Autechre – Tri Repetae
  • The Future Sound of London – Lifeforms
  • A Guy Called Gerald – Hot Lemonade
  • A Guy Called Gerald – Black Secret Technology

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