Electro City #2: Chicago, du ghetto black aux discothèques européennes, ou comment la house-music vengea le disco

Frankie Knuckles © REUTERS/Gustau Nacarino
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Toujours marginale aux États-Unis, la house-music fait aujourd’hui partie de l’ADN des charts européens. Les tubes d’ici en retiennent la forme mais courent toujours après le sens, l’essence même, et surtout la grâce, des prophètes de cette véritable religion musicale du ghetto de Chicago. Un européen blanc comprendra-t-il un jour véritablement la house? Il reste permis d’en douter.

Disco sucks

Une série en collaboration avec Beat Bang.
Une série en collaboration avec Beat Bang.

Le 12 juillet 1979, au Comiskey Park de Chicago, en entracte d’un match de baseball qui oppose les White Sox, évoluant à domicile, aux Tigers de Detroit, le promoteur Michael Veek organise un véritable autodafé anti-disco: tout supporter se présentant à l’entrée du stade avec un disque du genre à détruire voit le prix de sa place considérablement réduit. Ce n’est pas la première fois que l’on brûle des disques aux États-Unis. Quelques kilos d’albums des Beatles étaient ainsi déjà partis en fumée dans le grand ciel américain après que John Lennon eut affirmé en 1966 que son groupe était plus populaire que Jésus-Christ. Ce coup-ci, le bûcher est animé par Steve Dahl, un DJ rock déjà responsable de parodies potaches de tubes disco ainsi que du sabotage plus ou moins rigolard d’un concert des Village People. Ce 12 juillet 1979, à Chicago, Steve Dahl fait sauter à l’explosif une boîte contenant 10.000 disques disco et s’ensuit une véritable émeute, qui interrompt définitivement le match et ne se termine qu’à l’arrivée de la police montée. Cet acte grotesque reste symbolique de ce que l’on appela aux États-Unis le « disco backlash », c’est à dire son déclin, son rejet viscéral. Le 21 juillet 1979, les 6 chansons les plus vendues aux États-Unis relèvent toutes du disco. Le 22 septembre de la même année, il ne reste par contre au sommet des charts US plus aucune trace de ce style musical, le billboard étant alors dominé par le rock FM de The Knack et leur fameux My Sharona. Les réacs et les rockeurs hurlent à la victoire mais le disco continue toutefois à très bien se porter commercialement en Europe. Aux États-Unis, il se revigorifie dans l’underground, principalement à New-York et à Chicago, où il se transforme lentement en house-music.

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Body to Body

« A Chicago, explique Laurent Garnier dans Electrochoc, la house-music n’était qu’un courant minoritaire, représenté par un club gay à forte fréquentation black: le Warehouse, temple du DJ et producteur Frankie Knuckles. Après avoir, dans ses premières années, trouvé refuge sur les stations locales de Chicago, la house n’avait plus été diffusée que sur des radios black indépendantes locales. Ajoutons à cela une distribution inexistante, des labels gérés comme des entreprises familiales mais sans structures pour diffuser cette musique, des artistes amenés à faire des petits boulots pour survivre et qui pour la plupart composaient sans espérer autre chose que d’être joués une nuit, tard, au Warehouse. Toutes les conditions étaient réunies pour que la house ne sorte jamais des ghettos black. »

Débarqué de New-York, où il avait beaucoup fréquenté le mythique Loft et l’irremplaçable Paradise Garage, Frankie Knuckles jouait donc à The Warehouse, une discothèque où se pressaient chaque semaine de 600 à 2000 personnes, du samedi soir au dimanche midi. Knuckles impressionna considérablement le public de Chicago, par ses choix musicaux et sa technique, mais aussi par son attitude hédoniste décomplexée. Sa spécialité était de retravailler certains morceaux pour les rendre beaucoup plus efficaces sur le dancefloor. Il éclatait les structures d’un disco à la base déjà nettement plus sauvage, habité et drogué -en tous points meilleur et honorable, donc-, que celui qui fut symboliquement mis à mort à Comiskey Park. Parce qu’il retournait la Warehouse, on appelait sa musique la « house » mais le terme désignait davantage un état d’esprit qu’une playlist ou un genre précis.

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Dans la nuit du ghetto de Chicago, son principal rival, qui était aussi son ami et sa parfaite antithèse, était un Californien sulfureux et égotique, un camé notoire à la méchanceté légendaire du nom de Ron Hardy. Le bonhomme officiait aux platines d’une autre boîte underground gay, The Music (parfois aussi écrit Muzic) Box, un bouge en réalité assez glauque. Contrairement à Knuckles, qui aimait les bonnes vibrations, Hardy privilégiait une musique dure, très rentre-dedans, aux basses gonflées, aux séquences retravaillées: un mélange de rock, de disco, de new-wave et de bizarreries chipotées par ses soins; avec pour résultat « un son vraiment énorme » selon la plupart des témoins d’époque, il est vrai le plus souvent tous aussi défoncés que lui.

L’influence des deux hommes a été déterminante sur un petit nombre de deejays et de clubbeurs locaux mais aussi sur une bande de gamins à l’époque trop jeunes pour sortir en discothèques. Ce Club des Cinq se rebaptisa The Hot Mix 5 et développa sur la station de radio WBMX une émission avec un son bien à eux mélangeant ce que jouaient Knuckles et Hardy à de l’italo-disco et de la synth-pop européenne. The Hot Mix 5 devint à son tour influent et finalement, le ghetto de Chicago commença à vibrer au son d’un mélange aussi typique qu’improbable de disco, de chansons de divas soul et de bizarreries européennes comme DAF, Yello et même Front 242, groupe belge qui était à l’époque distribué aux États-Unis par Wax Trax Records, un label de Chicago avec en catalogue des groupes new-wave aussi étrangement dansants que Ministry et Die Warzau ainsi qu’une fan-base fascinée par le groove industriel de Nitzer Ebb et Skinny Puppy. Dans les discothèques underground de Chicago, durant cette première moitié des années 80, une partie de la jeunesse black danse en fait exactement sur la même musique que l’underground de Detroit, et sans doute exactement pour les mêmes raisons, c’est-à-dire rejeter la musique à papa, tout le trip Chicago ville jazz, ville soul, « home of the Blues ».

Let There Be House

En 1984, sortent enfin sur disques deux morceaux qui tournent déjà depuis mal pas de temps sur cassettes dans le milieu noctambule de Chicago: Your Love de Jamie Principle et On & On de Jesse Saunders. Vampirisé par Frankie Knuckles, qui a mis son nom en grand sur la pochette alors qu’il n’a pourtant fait que jouer le morceau en club et un peu le raccourcir au moment de presser le disque, la chanson de Principle impressionne. « C’était comme de voir John Holmes dans un porno. Tu savais que tu ne pourrais jamais faire mieux », en dit Marshall Jefferson, jeune producteur qui allait ensuite pourtant sortir des dizaines et des dizaines de morceaux, certains même plutôt bons. Davantage basique, nettement inférieur à Your Love, On & On a par contre donné l’impression exactement contraire au milieu musical naissant de la house-music: fuck yeah, il était possible de faire mieux! Pour pas cher, seulement quelques centaines de dollars, sur du matériel de seconde main, le même que celui utilisé à Detroit par les pionniers de la techno.

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En quelques mois, tout ce que le Chicago black comptait de deejays et de clubbeurs (Chip E, Adonis, Jefferson, Armando, Fast Eddie…) semble s’y être mis, tous persuadés de pouvoir livrer au moins un morceau parfaitement calibré pour dévaster un dancefloor. « Tout ce qu’il fallait faire, c’était sortir un disque et coller dessus un sticker marqué « house-music ». Ça partait comme des petits pains! », a dit de cette époque Chip E, un pionnier aujourd’hui oublié. Comme l’avance très justement Laurent Garnier, tout cela n’était pas très professionnel. Les deux principaux labels de house-music, Trax et DJ International, se mirent à sortir des morceaux à une cadence de boulangers, ne s’embarrassant pas beaucoup d’éthique. Garnier, toujours lui, a un jour raconté dans Nova Magazine que Trax pressait en fait ses vinyles à partir d’une matière étrange issue d’une cuve où l’on faisait fondre de vieux pneus et des 33-tours abîmés. Ces disques n’étaient pas faits pour durer et la house-music était naïve, relevant souvent de l’escroquerie, et principalement déclinée de deux façons: l’optique Knuckles, positive, chantée, franche héritière du disco, et la version Hardy, brute de décoffrage, acide, sexy, bien davantage fonctionnelle qu’artistique.

The Sound of The Ghetto

Aux États-Unis, la house n’a jamais vraiment été appréciée en dehors du ghetto de Chicago et de certains dancefloors de New-York. En Europe, son succès et son impact social ont par contre été considérables. Dans les clubs britanniques, belges et espagnols de la fin des années 80, l’acid-house passe pour une musique singulièrement camée et radicale, la bande sonore parfaite d’une nuit sous ecstasy, tandis que les morceaux chantés et mieux produits caracolent en tête des charts, à l’instar du Love Can’t Turn Around de Farley Jackmaster Funk en 1986 et du Jack Your Body de Steve Silk Hurley, premier morceau de house-music à se retrouver numéro un en Grande-Bretagne, en janvier 1987. Ce n’est pas très étonnant: l’Europe n’a jamais abandonné le disco et c’est bien pourquoi la house, dès son apparition, chamboule moins qu’elle ne s’inscrit dans une tradition pop, appréciée de beaucoup. Plus radicale, l’acid-house n’est qu’une passade et, d’ailleurs, ses sons caractéristiques de TB 303 ont depuis rejoint la panoplie des effets techno, une musique considérée comme plus dure et farouche que la house. Osons avancer une opinion personnelle: depuis 1987, il ne se passe pour ainsi dire pas une semaine sans qu’un tube pop d’envergure (Kylie Minogue, Daft Punk, Bob Sinclar, Azari & III, Hercules & Love Affair…) ne doive quelque-chose, même de bâtard et de très dilué, à la house-music du Chicago des eighties.

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Frankie Knuckles Way

Pourtant, le succès commercial durable ne sera jamais véritablement au rendez-vous pour tous ces Chicago Boys des années 80. Certains individus restent très respectés mais ceux qui ont sorti des disques à l’époque sont aujourd’hui plutôt discrets. Ron Hardy est décédé en 1992 dans une relative indifférence. Frankie Knuckles est décédé en mars 2014, salué par Barack Obama en personne. Marshall Jefferson vit depuis 10 ans dans la province anglaise. La techno a ses stars, au travers desquelles elle s’incarne depuis 30 ans. La house relève plus d’une idée générale. C’est un style musical qui a multiplié les sous-genres jusqu’à l’absurde (progressive house, deep house, handbag house, micro house…) alors que cela reste essentiellement une musique fonctionnelle, du disco électronique qui se veut plus humain et moins ardu que la techno mais a généralement un peu de mal à générer le même genre de mystique.

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Dans l’argot des ghettos du Chicago des eighties, les « professeurs », les « instituteurs », les teachers donc, sont les meilleurs deejays répertoriés, ceux qui donnent une véritable leçon de house-music à leur public: DJ Funk, DJ Rush, DJ Deon, DJ Sneak… Cette house-là est en soi une religion, qui propage des valeurs de partage, d’ouverture, de libéralisation des moeurs, et qui a rythmé le ghetto pendant tellement d’années que le hip-hop ne s’est à Chicago développé qu’à partir du milieu des années 90, avant cela totalement éclipsé par la house. C’est un imaginaire, un idéal, dont beaucoup se réclament mais que peu connaissent et comprennent vraiment, à moins d’avoir beaucoup fréquenté le South Side de 1984 et d’avoir passé ses nuits de week-end à la Warehouse et au Muzic Box, surtout pour oublier son job de merde, l’homophobie et la ségrégation. Les paroles de Jack’s House de Rhythm Control ne disent-elles pas que « la house est un feeling que personne ne comprend vraiment à moins d’être vraiment à fond dans la vibe? » C’est naïf et intriguant. C’est ouvert à bien des interprétations, à bien des prétentions, aussi. Cela exige un véritable ressenti de l’intérieur et pas seulement un emballement musical passager. C’est bien pourquoi l’européen blanc ne comprendra sans doute jamais la house, du moins celle-là, celle qui n’est pas associée aux paillettes, au champagne et aux canons à mousse. C’est une vocation, pas un objet de consommation. Let there be house.

Albums

Moins conceptuelle que la techno, la house n’est vraiment pas un genre musical qui réussit ses albums. On peut néanmoins retenir ceux-ci.

  • Compilation (15 CD!) – The History of The House Sound of Chicago
  • Compilation (2 CD) – Chicago Acid – Can You Jack?
  • Fingers Inc – Another Side
  • Felix Da Housecat – Metropolis Present Day?
  • Cajmere – It’s Time
  • Bobby Konders – House Rhythms
  • Johnny Fiasco & T. Abshire – Acid Wash
  • Frankie Knuckles – Beyond The Mix
  • Phuture 303 – Alpha & Omega
  • Robert Owens – Rhythms in Me

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