Cat Power: « Mon ancien label m’a rendue malade. Littéralement malade »

© Eliot Lee Hazel
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Six ans après Sun, mixé par un Cassius, Chan Marshall alias Cat Power est devenue maman, a embauché Lana Del Rey et reprend Rihanna sur un disque folk qui retourne aux sources. Rencontre.

Elle est accueillante (deux bises même aux inconnus), expressive, volubile et gentiment fêlée. Folie douce, émotions toujours à fleur de peau… Cat Power donne ses interviews assise par terre à sa table basse de salon dans une suite de l’hôtel Costes. Communique bruyamment avec le personnel de passage et s’interrompt entre deux questions pour quelques petits exercices de yoga. Allongée sur la moquette, les pieds sur le mur à angle droit. Charlyn Marie Marshall, Chan pour les intimes, ne fait rien tout à fait comme les autres. La native d’Atlanta a commencé à enregistrer au milieu des années 90 sous l’aile protectrice de Steve Shelley (Sonic Youth), a fait ses débuts au cinéma devant l’objectif de Wong Kar-wai (My Blueberry Nights) et a découvert la maternité à 40 balais passés. Bonheur de maman, écorchures d’artiste maltraitée par le business… La folkeuse féline se confie sans fard et raconte Wanderer, son premier disque en six ans.

Dans quel état d’esprit as-tu attaqué ce nouvel album?

Je ne travaille plus avec le même label (Matador, NDLR) que quand j’étais jeune. La pression qu’il m’a mise sur les épaules m’a rendue malade. Littéralement malade. Mon système immunitaire s’est fermé et mon système lymphatique s’est mis à attaquer mon corps. Je devais aller en centre de soins tout le temps. J’asphyxiais. J’aurais pu mourir. Puis, j’ai appris que j’étais enceinte. Entre les relations tumultueuses avec la maison de disques et la naissance à venir d’un enfant, je savais que j’allais devoir être plus forte que jamais. Cette fortification personnelle m’a aidé à bâtir un mur entre moi et la compagnie. J’ai aménagé un studio dans cette maison que je louais à Miami. Et quand mon fils est arrivé, tout était prêt. Mes intentions pour ce disque en une poignée de mots, c’était intégrité, calme, sécurité. Saine, protectrice, apaisée… Laisse ton cerveau d’artiste faire ce qu’il a à faire. Pas de disque à tubes, de jugement extérieur. Je vais faire ce que j’ai toujours fait. Et je vais le faire avec mon amour et mon coeur parce que je n’ai jamais été aussi heureuse depuis l’enfance que je le suis aujourd’hui avec ce petit bébé.

Que s’est-il passé avec Matador?

Quand j’ai filé l’album à mon ancienne maison de disques, on m’a dit que ce n’était pas assez bon. Avec la naissance de mon fils, j’ai compris ce qu’était vraiment une famille. Je pensais le savoir à travers les relations que j’entretenais avec ce label que je connais depuis mes 20 ans et j’en aurai 47 d’ici quelques mois. Mais j’avais tout faux. Il s’agit d’une société commerciale. Elle ne croit pas en l’intégrité artistique. C’est fou? Ses responsables te diraient que c’est moi qui suis folle. C’est la norme aujourd’hui. Toujours exploiter et fournir ses propres projections à l’artiste s’il fait quelque chose qui ne te plaît pas (un dirigeant de Matador lui aurait même passé un disque d’Adele en studio pour lui montrer vers quoi elle devait tendre, NDLR).

La Cat sur un toit brûlant
La Cat sur un toit brûlant© Eliot Lee Hazel

Qu’est-ce qui leur posait problème?

Je n’en ai aucune idée. Je n’ai pas voulu aller plus loin. J’ai décidé d’avancer. Si j’étais devenue une artiste nulle, je devais le découvrir par moi-même. L’année qui a suivi, avant que je rencontre le label Domino, j’ai dû traiter pas mal d’informations. Sourire et recevoir la joie de mon enfant m’a donné beaucoup de courage pour affronter toutes ces complications. Je ne veux plus pardonner, oublier. Au revoir. Bye bye. Je dois être forte. J’ai mon chemin à suivre. Je ne peux pas continuer à pardonner l’avantage qu’on a pris sur moi. Et j’espère que beaucoup de gens comprendront ces leçons dans leur vie avant d’être devenus trop vieux. L’être humain a la fâcheuse habitude de s’attacher à des personnes qu’il aime plutôt qu’à des personnes qui l’aiment. On passe beaucoup de nos journées avec des gens qui ne nous aiment pas vraiment. Mon fils m’a permis de comprendre la différence entre la vibration réelle et honnête de l’amour et les malades qui dépendent de mon amour mais qui ne m’aiment pas.

La naissance de ton fils t’a changée?

En tant que femme, qu’être humain, oui, mais pas particulièrement en tant qu’artiste. Sur le plan biologique et spirituel, ça m’a filé du plaisir, de la joie qui n’a rien à voir avec mon travail. Rien à voir avec ma voix et la structure de mes chansons. Je suis encore en train d’apprendre tout ça. J’avais 43 ans quand j’ai accouché de mon fils. Je ne pensais pas que ça m’arriverait encore. Quand j’ai découvert ma grossesse, je m’impliquais dans tout le mouvement de contestation aux États-Unis. J’étais prête à relever les manches. Je fréquentais des gens mécontents, des activistes, des organisateurs de manif… Il n’y avait pas deux rôles plus opposés que celui-là et celui de maman. J’ai mis deux semaines avant de me décider. Me décider à prendre soin de moi pour que l’esprit qui était à l’intérieur de mon corps se réalise. Cette santé, cette protection après la naissance ont atterri sur l’album. Parce que je sais ce qui est important maintenant.

Ce fils, il est avec toi sur la pochette de Wanderer

La robe que je porte sur cette photo est l’oeuvre de Susie Cave, la femme de Nick. Elle a sa société: The Vampire’s Wife. On m’avait demandé de chanter aux funérailles de quelqu’un que j’aimais profondément et à qui je n’avais jamais osé le dire, trop timide que j’étais, avant qu’il meure d’un cancer. Il m’a présenté le père de mon enfant d’ailleurs. À son décès, la famille et les amis m’ont demandé de chanter. Je ne savais pas si j’en serais capable. J’avais déjà fait ça à beaucoup de mariages mais jamais à un enterrement. Je ne savais pas comment je pourrais tenir debout en train de chanter devant tous ces gens accablés par la douleur. Je ne savais pas ce qui me permettrait de surmonter ça. Et j’ai pensé que si je portais cette robe, je serais connectée à une certaine forme de force. Ce que Susie et Nick ont dû endurer (la perte de leur fils, NDLR), notre amitié, le soutien que le monde leur a apporté… Je ne vais pas aller plus loin sur ce sujet. Mais je sentais que ça m’aiderait. Ayant grossi à cause de la maternité, j’ai voulu prendre une photo dans le miroir pour l’envoyer à Susie et lui demander ce qu’elle en pensait. Mon fils qui ne tenait pas encore debout a fait tomber ma guitare et la pochette, c’est moi en train de la rattraper. Porter cette robe, m’habiller pour dire au revoir à quelqu’un que j’aimais tellement m’a sorti de la peine que je ressentais. La création de Susie, un truc qui vient de son coeur, et mon fils… Cette photo représente un break. Un break face à la douleur. Une réalité terre à terre d’amour et un témoignage de ce qui est important. Le présent, la vie…

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Comment Lana Del Rey a-t-elle atterri sur ton disque?

Dans les années 90, j’avais l’impression de faire partie d’une communauté musicale. On jouait et tournait avec différents groupes. On fréquentait les mêmes magasins de disques… Une vraie communion. Certains sont morts. D’autres sont devenus des stars, des parents, des avocats, des toxicomanes… Ces disquaires ont fermé. Les stations de radio ont changé. Le CBGB (un club punk new-yorkais, NDLR) n’est plus là non plus. Tout mute. Et ce à une vitesse incroyable. Lana est venue vers moi. Elle m’a remercié dans le livret d’un de ses disques et tout à coup, ça a pris sens. J’ai vu le lien. Je ne la connaissais pas. On s’était juste croisées il y a quelques années. Eddie Vedder organise un festival (avec le surfer Kelly Slater, NDLR) et nous a invitées à y chanter. J’ai expliqué à Lana que j’avais justement besoin de ressentir les sentiments qu’elle m’avait fait éprouver. Elle m’a répondu que je ne pouvais pas imaginer ce que mes chansons avaient fait et signifié pour elle et m’a proposé de partir en tournée. Lana m’aimait, me considérait comme quelqu’un de la famille, m’a confié des choses personnelles sur la sienne, ses amours, sa lutte avec les maisons de disques… Quand j’ai dû masteriser l’album, je me suis dit « minute minute, je veux que Lana chante sur cette chanson, Woman, que je n’ai pas filée à Domino avec le reste du disque. » Je n’avais pas osé. Je manquais de confiance. Sur le plan artistique à tout le moins. Mon ancien label avait essayé de me vaincre à l’intérieur même de ma propre tête. Tu ne peux pas faire ça aux gens. C’est horrible. Bref, je ne me sentais pas assez forte pour délivrer le message de Woman toute seule. En plus, Lana, c’est l’occasion pour de jeunes filles et femmes d’entendre ce morceau. Elle amène une qualité féminine qui ne s’excuse pas…

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Sur Wanderer, tu reprends aussi le tube Stay de Rihanna…

J’ai toujours fait des reprises. Les reprises sont essentielles dans l’histoire de la musique. Si tu regardes dans les années 30, 40, 50, 60, elles incarnent une traduction d’émotion, de spiritualité qui n’existe plus aujourd’hui dans le monde des chansons. Les artistes n’embrassent plus les morceaux des autres. Ces années furent à l’origine du jazz, du blues, du rock… Maintenant, c’est la pop culture MTV. J’ai choisi ce titre parce que je voulais le chanter. Je l’ai entendu par hasard dans un taxi. Je respectais Rihanna comme artiste mais je n’avais jamais réalisé sa profondeur. Dans ce taxi, j’ai pleuré. Elle chante le blues mais avec une résilience gospel. Les larmes coulaient sur mon visage mais parce que j’étais heureuse de ne pas être la seule à ressentir ces émotions. Quand je suis entrée en studio pour terminer le disque avec Rob Schnapf, alors qu’on réglait le matériel, j’ai chanté ce Rihanna parce que j’avais envie de l’entendre. Presque toutes mes reprises répondent à ce désir. Je ne sais toujours pas vraiment ce que je fais au piano. Je ne connais pas les accords. Je ne connais pas le nom des notes… Deux jours plus tard, Rob m’a fait entendre ce qu’il avait enregistré à mon insu. Une première prise, c’est un peu comme un tour de montagnes russes sans ceinture de sécurité. Est-ce que je vais me faire éjecter ici? Est-ce que je vais tomber là? Et comme Rob l’a enregistrée, ça a fini sur l’album. J’espère que ça encouragera les gens à découvrir de nouvelles façons de décrire des émotions humaines. À checker dans le passé. À écouter la chanson de la soeur de Tina Turner (Aillene Bullock, NDLR) que Tina a reprise et que Nina Simone a enregistrée. C’est comme ça que les choses fonctionnaient jadis. George Jones, Willie Nelson, Hank Williams, Billie Holiday, Ella Fitzgerald, les big bands dans le jazz, les bluesmen, les musiciens classiques… Tout le monde visitait des morceaux qui n’étaient pas les siens. Il y a des centaines d’années, des villages irlandais très éloignés les uns des autres connaissaient les mêmes chansons. Parce qu’il s’agissait d’histoires qui se transmettaient de génération en génération. Ces histoires et cette musique sont comme des cartes. Des cartes de notre âme et de l’histoire de l’humanité. C’est pourquoi elles sont importantes. Elles sont uniques. Chacun amène sa propre perspective. Johnny Cash, Bob Dylan, Joni Mitchell, Leonard Cohen, Jimi Hendrix… En faisant des reprises, ils échangeaient des idées. De manière à ce que l’humanité puisse apprendre et grandir. Et dans le meilleur des cas parvienne à trouver la paix. Que leur expression personnelle les libère et libère les gens autour d’eux.

Le 26/10 à l’Ancienne Belgique.

Cat Power – Wanderer

Distribué par Domino. ****

Après Sun, collection de singles qui ne l’étaient pas vraiment exigés par son label d’alors Matador, et la naissance d’un fils, son premier enfant, Chan Marshall s’en revient au minimalisme de ses débuts. À un album délicat et personnel essentiellement guidé par sa guitare et sa voix. Un peu de piano aussi comme sur sa bluffante et intime version du Stay de Rihanna. Wanderer parle de féminisme, de santé mentale, d’art et de mortalité. Wanderer est le récit d’une vie. Celle d’un sacré bout de femme qui a affronté addiction, maladie auto-immune et dépression… Marshall chante la femme avec Lana Del Rey. Témoigne de ses relations conflictuelles avec l’industrie sur Robbin Hood (« Gun to your head, they want your soul or your money. Robbing my mind with all their gluttony »). Ou quand Cat Power retrouve splendeur et profondeur…

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