Au nom du fun et de la subversion, protégeons l’anonymat

Charles Bronson © ISOPIX
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

La semaine dernière, on a vu comment certains, au nom de la lutte contre le cyberharcèlement, en sont venus à penser interdire l’anonymat sur le Net. Leurs raisons sont bonnes, leurs solutions sont un danger pour le fun et la subversion. Idée en l’air plutôt que pavé dans la mare, c’est le Crash Test S03E41.

Il y a quelques mois, quand j’ai accepté d’écrire ce bouquin sur et avec Pascal Smet, il a vaguement été question de le sortir sous pseudonyme. C’est qu’un livre pas trop critique sur un ministre aussi polémique, ça pouvait drôlement exciter les trolls, me faire passer pour un vendu et même rendre « ingérable » ma présence sur les réseaux sociaux. D’autant qu’un bouquin d’interview, ça peut aussi se rater indépendamment de toute volonté, autrement dit, se transformer en boulet à traîner. Avais-je vraiment envie de tout ça? Je n’ai pas réfléchi longtemps: c’était évidemment beaucoup plus drôle de le publier sous mon vrai nom. Dans ce cas de figure, le pseudonyme n’avait même carrément aucun intérêt, à moins de se montrer jouette et troll; le signer Winston-Vincent Dewolf, par exemple. Chose impensable pour d’évidentes raisons. Dommage.

Dans ce boulot, je pense bien avoir une ou deux choses à dire que j’estime devoir être dites, mais si je continue à le faire, c’est surtout parce que cela m’amuse. Et aussi pour ne pas devoir travailler à la poste. Je suis fondamentalement un beatnik. Je me fous complètement du regard des autres, des critiques, des statuts, des réputations; de l’argent même. Je n’ai pas vraiment d’ambition, sinon de courir plus vite que l’ennui, la vie grise et la beaufitude. Je n’ai jamais cherché à me faire aimer, encore moins à me dégotter une planque. Je n’ai jamais fantasmé d’être reconnu en rue, je n’ai jamais cherché à me servir de la presse écrite comme d’un tremplin sur lequel rebondir vers un poste bien pépère de fonctionnaire dans l’audiovisuel. Je ne vois d’ailleurs pas vraiment de différence entre un boulot à la poste et un boulot à la RTBF. Mon objectif est de me marrer et c’est aussi pourquoi mon plus grand regret est d’avoir un peu trop signé de papiers de mon vrai nom.

Je ne me contredis pas d’un paragraphe à l’autre. Dans le cas d’un livre de Pascal Smet, ne pas prendre de pseudonyme, c’est fun. Mais dans d’autres cas, ça l’est moins. Du temps du tout début du magazine RifRaf, en 1994, il avait ainsi été lancée l’idée que l’on y signe tous nos papiers du nom de Bronson mais avec à chaque fois un prénom différent: Charles Bronson, Hunter S. Bronson, Atatürk Bronson, Farah-Fawcett Bronson, Gonzague de Saint-Bronson… Ce n’était pas mon idée, mais voilà bien le genre de délire potache qui me fait pisser de rire. Et pas seulement parce que c’est fun, aussi parce que c’est un peu subversif sur les bords. Faut bien comprendre un truc capital, les jeunes. Ça semble aujourd’hui impensable, en cette époque de narcissisme pathogène né des réseaux sociaux et de l’influence de la télé-réalité, mais pour certains, dont moi, l’anonymat jouette reste un fantasme absolu, un idéal. Rien à voir avec quelque lâcheté que ce soit ni le fait de ne pas assumer ses propos. Signer Bronson, c’est déjà surtout annoncer que l’on ne se prend pas au sérieux dans un milieu par essence pisse-froid.

Cet idéal anonyme est en fait inapplicable, pour tout un tas de raisons, dont quelques bonnes. Ça m’aurait pourtant botté de davantage m’exprimer comme on produisait jadis de la techno, quand c’est encore la musique et le message qui importaient le plus et que l’auteur restait assez en retrait. J’idéalise, je sais, parce qu’en réalité, les gens impliqués n’étaient pas si anonymes que ça, mais je continue de penser qu’il y a quelque chose à retenir de cette époque où les producteurs brouillaient les pistes, multipliaient les pseudonymes et où seuls les initiés savaient qui était vraiment qui, ce qui n’était de toute façon pas très important. Il y a là quelque chose de moral, de politique et même de mystique, vu que cela rejette déjà tout le bullshit égotique et les règles de la société du spectacle. Dans la techno, c’était en fait une tentative de subversion, assez maladroite, mais bien réelle, du business musical et de ses règles. Aujourd’hui, ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard que ceux qui se sentent très subversifs tiennent justement pour primordiale la notion d’anonymat, comme les trolls sur 4Chan ou les Anonymous.

Et c’est bien pourquoi ça me dérange tant quand certains en viennent à vouloir pondre des lois mettant fin à la possibilité de recourir à l’anonymat et aux pseudonymes. C’est aussi pourquoi je soupire d’ennui quand les discours dominants rabaissent systématiquement l’anonymat à de la lâcheté et le troll à de la méchanceté. Au nom de la lutte contre le cyberharcèlement et les fake news, on est en train de vouloir sacrifier deux choses importantes: le fun et la subversion. Dans cette époque psychorigide où ça ne rigole pas, on a pourtant vachement besoin de ça, de fun et de subversion. Il ne faudra d’ailleurs pas s’étonner qu’éclate en réaction à tout cela une révolution socioculturelle très punk, très subversive, très fun. Pour ce Grand Soir, j’ai déjà mon pseudo: Mohammed Ali Marvin.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content