« Pourquoi l’art alors qu’on photographie des enfants déformés au Vietnam par Monsanto? »

Terry Baker est mort à l'âge de 16 ans des suites d'une tumeur au cerveau et d'un cancer du poumon causés par l'exposition aux pcb. Le taux moyen de présence des PCB à Anniston est 27 fois supérieur à la moyenne nationale. Cimetière d'Edgemont. West Anniston, Alabama. 2012 © Mathieu Asselin

Le photo-documentariste franco-vénézuélien Mathieu Asselin expose son livre-enquête sur les ravages de Monsanto dans les Marolles jusqu’au 27 avril. Nous l’avons rencontré sur place, au centre de photoreportage Geopolis, situé dans l’atelier des Tanneurs.

L’exposition Monsanto, une enquête photographique suit la parution d’un photo-book en 2017 pour lequel Mathieu Asselin a enquêté cinq ans, des États-Unis au Vietnam. Déclinée en 5 axes narratifs, cette narration documentaire retrace le processus de production d’engrais chimique, des désherbants, du défoliant qu’est l’agent orange et ses dommages collatéraux sur l’environnement et ses populations victimes encore aujourd’hui.

Asselin capture la désertification de West Anniston, Alabama, ville fantôme dont la communauté a été contaminée par le PCB rejeté par une usine de Monsanto. Deux autres villes (Sauget, Illinois et Sturgeon, Missouri) ont été désignées comme « superfund », un programme de nettoyage de zones ayant subi des catastrophes industrielles créées par le gouvernement américain.

L’insondable horreur qu’est l’agent orange, utilisé par l’armée américaine contre le Vietnam a ruiné l’environnement de Nitro (Virginie de l’Ouest), sa zone de production, le polluant par ses déchets et résidus. Asselin se rend dans l’hôpital obstétrique de Ho Chi Minh City et documente le fruit de grossesses perdues, des foetus déformés devenus une archive macabre de la folie de Monsanto. Trois générations sont passées, et des enfants développent encore diverses pathologies.

La parution de ce livre et l’exposition de ses photographies au-dessus du marché biologique des Tanneurs ne sont pas une énième pierre jetée dans l’eau, mais bien une brique ajoutée aux fondations d’une longue bataille entre le bon sens et l’inexcusable. Avec une telle enquête, Mathieu Asselin nous interroge sur l’injustice auxquelles sont confrontées des personnes malades comme le jeune français Théo, Dewayne Johnson qui a été le premier à poursuivre la firme en justice, ou encore ces paysans argentins qui dénoncent son monopole sur l’agriculture argentine.

L'exposition de Mathieu Asselin sur Monsanto a lieu jusqu'au 27 avril à Geopolis
L’exposition de Mathieu Asselin sur Monsanto a lieu jusqu’au 27 avril à Geopolis© Sandra Farrands

Votre livre, dont la maquette a été récompensée par le prix de Cassel en 2016, a été publié en 2017. Quel est votre état d’esprit deux ans après la découverte de votre livre par le grand public?

Pas seulement ces deux dernières années, mais depuis cinq ans Monsanto est poussé dans ses retranchements. Des procès très importants ont lieu, comme celui en Californie (NdlR: qui peut faire jurisprudence) d’une victime qui a été contaminée par Roundup et qui a gagné. Aussi, on peut voir quand même qu’il y a une mobilisation politique au sein du parlement européen. Certains parlementaires s’opposent frontalement à Monsanto. Il existe également une pression publique très grande. En France, des citoyens commencent à poursuivre Monsanto en justice (le cas de Théo) parce qu’ils ont des traces de glyphosate dans leur sang. Je crois que les choses sont en train de bouger. Par ailleurs, j’ai la sensation qu’à travers son rachat par Bayer, Monsanto s’interroge sur la viabilité de son business. Cette décision vient un peu de tout ce remue-ménage judiciaire. Aux États-Unis, 4000 cas sont en attente d’un procès contre Monsanto. Par contre, je me questionne sur l’intelligence de Bayer pour les avoir rachetés. Très récemment, les actions de Bayer ont plongé depuis cet achat. Ça bouge, Monsanto et ses produits sont de plus en plus stigmatisés.

Pour rebondir sur l’effet de société qu’il y a autour de l’écologie: vous avez pris part à la marche pour le climat à Arles…

Je n’y ai pas participé, mais je suis passé. J’ai vu les jeunes et je les ai soutenus. Quelque chose d’hyper beau est en train de se passer. Les jeunes générations sont révoltées et sortent pour faire face à cette problématique.

Depuis la parution de votre livre et la création de cette exposition, quelle a été votre intention? Contribuer à faire tomber Monsanto, simplement sensibiliser?

Tout d’abord, je fais ce travail car, en tant que citoyen, je suis révolté. Dès que j’ai commencé à enquêter sur cette histoire et que j’ai compris comment cela fonctionnait, un sentiment d’urgence m’a assailli. J’ai voulu faire quelque chose via ma fonction de photographe qui me permet de toucher un public « large », en comparaison d’un citoyen qui n’a pas d’audience. Dans un premier temps, ma motivation est personnelle. Après, si ce travail peut contribuer pour la lutte contre Monsanto, c’est encore mieux. Mais c’est un grain de sable dans une lutte mondiale. Derrière, des activistes, des avocats, des scientifiques et des citoyens se battent tous les jours contre cette firme. D’ailleurs, les journalistes comme vous, quel que soit le média, en parlent de plus en plus et cette exposition y contribue.

Dans votre intervention sur France Inter en 2017, vous affirmez ne pas être un photojournaliste, mais un photo-documentariste. Cela dit, vous exposez à Geopolis, le centre du photojournalisme de Bruxelles et le glyphosate est une problématique très actuelle. Comment percevez-vous le fait d’exposer des photographies d’actualité dans une perspective artistique?

Cette question est compliquée. Parler de l’art de la photographie documentaire peut apporter des problèmes éthiques. Pourquoi l’art alors qu’on photographie des enfants déformés au Vietnam? Je pense que c’est à travers une expression artistique que l’on peut vraiment raconter des histoires compliquées. Mon travail est documentaire et pas journalistique même s’il y a une enquête. Je ne dépends de rien, je prends mon temps. Ça me permet de faire la représentation que je pense être la meilleure à l’histoire que je dois raconter. Un photojournaliste doit se contenter de ce qu’il voit. Bien sûr, il y a toujours une représentation, mais celle-ci doit être le plus « véridique » possible. La mienne explique de la meilleure façon ce que je veux raconter. Cette histoire est marquée par mon point de vue. Je n’aime pas Monsanto et je le dis dans mes photos. Je n’essaye pas d’avoir un équilibre entre le positif et le négatif de cette firme. Si bien, même si je critique, il y a quand même une responsabilité. Et c’est dans cette mesure que le journalisme s’intègre dans mon travail photographique. Il y a une recherche derrière tout cela, des faits, des rencontres. Une histoire est racontée d’une certaine façon et je ne peux pas défigurer cette histoire. Par contre, cela va au-delà de la représentation photographique, puisque je montre des publicités de Monsanto. Par exemple, j’y ajoute des extraits de leurs textes. En les isolant de leur contexte, ainsi ils prennent une forme complètement différente. S’il y a une partie artistique dans mon travail, c’est dans la construction de l’histoire. Je peins sur certaines photos pour faire une représentation qui s’est passée il y a longtemps.

Comment vous sentiez-vous lorsque vous photographiez ces enfants? Vous pouviez difficilement créer de liens avec eux. S’en rendaient-ils compte? Avez-vous eu des nouvelles depuis votre première rencontre?

J’ai eu des nouvelles grâce à des intermédiaires au Vietnam. Il faut savoir que toutes les photos que j’ai prises et les gens que j’ai en portrait connaissent l’objet de mon récit et la manière dont je l’ai raconté. Cette histoire est aussi la leur. J’essaye de respecter leur histoire. De l’autre côté, des enfants de l’hôpital obstétrique Tû Dû ont été photographiés et n’ont pu me donner leur permission. Mais les gens qui les prennent en charge me l’ont donné, car ils pensent que c’est nécessaire de montrer ce qu’il s’est passé. Ces photographies d’enfants vietnamiens sont la partie la plus forte de mon travail. J’ai toujours des conflits intérieurs sur le fait de montrer ce genre d’images. Dans ce cas-là, il faut savoir que je ne montre pas ces images d’une façon neutre pour dire « Regardez ce qu’a fait l’agent orange! », non. Le coupable de cette atrocité est directement pointé du doigt. Je n’utilise pas ces images pour montrer combien elles sont choquantes, mais pour dénoncer indirectement cette firme. Je critique beaucoup les photographies documentaires où la misère et la douleur des autres sont montrées.

Thuy Linh est issue de la troisième génération de victimes de l'Agent orange souffrant de malformation génétique ; née sans bras. Hô Chi Minh-Ville, Viêtnam. 2015
Thuy Linh est issue de la troisième génération de victimes de l’Agent orange souffrant de malformation génétique ; née sans bras. Hô Chi Minh-Ville, Viêtnam. 2015© Mathieu Asselin

Suite à votre rencontre avec eux, pourriez-vous me dire si ces enfants ont pu construire une vie malgré leurs pathologies?

Tous ces enfants ont des pathologies, avec des niveaux de gravité différents. Par exemple, certains sont complètement isolés du monde: l’un n’a pas d’oeil, d’autres ont des problèmes mentaux énormes. Mais certains mènent des vies très dignes. J’en ai connu un qui fait de la natation et qui n’a pas de bras. Il est dans une équipe de compétition. Thuy’ Linh utilise très bien son ordinateur, elle étudie le design graphique. D’un côté, il y a ces enfants qui vivent une vie forte, qu’ils n’ont pas choisie, mais durant mon séjour d’une semaine, j’ai observé une joie de vie incroyable chez beaucoup d’entre eux.

Comment avez-vous réagi en apprenant que Macron avait reporté l’interdiction du glyphosate à 2023 en France?

C’était prévisible. Il a une logique économique pour un groupe. Ça génère un pognon énorme. C’est hyper compliqué de mettre fin au système des pesticides d’un seul coup. Tous ces gens qui ont investi et qui s’en mettent plein les poches avec ces produits ne vont pas lâcher le morceau si facilement. D’un autre côté, je sais aussi que les fermiers se questionnent sur la solution à prendre s’ils arrêtent d’utiliser le Roundup. L’alternative est l’agriculture biologique, mais elle génère très peu d’argent pour les investisseurs. Et ces gens-là vivent dans un monde complètement isolé de la vraie vie. Cette logique capitaliste va contre le bon sens, mais il y a un cheminement de pensée bien précis. Sans parler de sociopathie, cet homme a une mentalité à court terme, pour le profit. À long terme, la santé, la nature sont bafouées.

Puis-je vous demander ce que vous faites écologiquement à votre échelle?

Déjà, j’expose ce travail autant que possible et dans tous types d’endroits: au parlement européen à Strasbourg, dans des musées et des écoles. J’enseigne, j’en parle. Personnellement, j’essaye d’être conséquent avec mon discours photographique. J’essaye de consommer de moins en moins, de manger des produits locaux ou biologiques. Après c’est difficile d’être irréprochable. Je voyage beaucoup en avion. Nous vivons dans une société hyper occupée et elle marche bien pour le système en place et sa vision à court terme. En comparaison, un changement de mentalités s’opère depuis 30 ans. Là, nous faisons une interview au-dessus d’un marché biologique et ils prolifèrent de plus en plus. Dans les grandes surfaces, les rayons d’alimentation biologiques s’agrandissent. Ce n’est pas forcément une solution, mais au moins c’est un pas. Il faut savoir que les fractures sociales, écologiques, politiques et économiques sont très faciles à créer. Le problème est que pour reboucher ces fractures, il faut beaucoup plus de temps. Et nous sommes dans une course contre la montre aujourd’hui, selon les scientifiques. La grande question est: changeons-nous à la vitesse nécessaire? Et personnellement, je n’ai pas d’enfant. Mais je n’imagine pas l’inquiétude de ceux qui en ont.

Selon vous, faudrait-il opter pour l’écologie « colibri », changer chacun à son échelle, ou alors l’écologie politique qui est plus frontale et passe à l’action?

Tout. C’est un ensemble. Il n’y a pas une meilleure façon d’agir. Pourquoi? Le problème auquel nous faisons face aujourd’hui n’est pas seulement local, mais aussi global, ni même uniquement politique, il est aussi économique, social, pédagogique, sanitaire, etc. Il faut attaquer ces problèmes par tous les moyens possibles.

Propos recueillis par Sandra Farrands

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