Nicole Krauss: « Dans la littérature, la sensation de soi est extensible »

Troisième roman en treize ans pour Nicole Krauss, entre fiction pure et autofiction au réalisme austère. © Goni Riskin
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Avec Forêt obscure, l’Américaine Nicole Krauss signe un roman époustouflant, et obsédant. De New York à Tel Aviv, une enquête sur l’identité et la réinvention de soi à entrées multiples. L’un des grands livres de la rentrée.

L’Histoire de l’amour et La Grande Maison ont fait sa réputation en France. Son mariage avec le romancier Jonathan Safran Foer aussi, avec qui elle a formé le couple d’écrivains américains envié des années 2000, chacun d’eux explorant son héritage juif dans des fictions soeurs, intellectuelles et séduisantes très « côte est » (où New York tenait une grande place). En 2014, après dix ans de mariage, la presse new-yorkaise faisait de leur divorce fracassant l’objet d’un feuilleton beaucoup moins subtil (les relations de Safran Foer avec les comédiennes Natalie Portman – dont le New York Times mettra même en ligne un échange de courriels – et Michelle Williams). De quoi laisser des traces: quatre ans plus tard, Nicole Krauss (44 ans) demande encore explicitement avant ses interviews qu’aucune question ne lui soit posée sur le sujet. Il faut dire que c’est définitivement par la fiction qu’elle explore les choses de la façon la plus fascinante.

Il y a toujours en moi cette intuition: « Nous sommes ici, mais nous aurions si facilement pu être ailleurs. »

Dans Forêt obscure, son troisième roman en treize ans, elle met en scène une romancière new-yorkaise du nom de… Nicole, qui doit affronter le naufrage de son mariage. Rien d’un règlement de comptes par voies romanesques ici: le terrain de Nicole Krauss est décidément celui du labyrinthe, de la mouvance, de l’inconnaissable et de la subtilité. Certes, le roman est celui de la reconstruction de son avatar, qui part de manière précipitée pour Tel Aviv (d’où une partie de la famille de Krauss est justement issue) où elle espère achever de se perdre ou de se retrouver. Mais, à son habitude, la romancière entremêle à ce premier niveau très identifiable la destinée parallèle de Jules Epstein, un personnage fictif de Juif new-yorkais parti pour Israël… et jamais revenu. Mort, évanouissement volontaire, transsubstantiation? A Tel Aviv, dans l’ombre portée de la disparition de cet homme qu’elle ne connaît pas, Nicole rencontrera un étrange professeur de littérature qui la mettra à son tour sur la piste de… Franz Kafka. Selon lui, l’auteur de La Métamorphose n’est pas mort en 1924 dans un sanatorium autrichien: il exerce comme jardinier dans un kibboutz près de la mer de Galilée…

Histoire parallèle de la transformation et peut-être de la réinvention radicale de deux êtres, Forêt obscure est un texte fascinant et suspicieux qui hésite entre le réalisme austère d’une autofiction et, à certains endroits, la fiction pure (ces décollements vers le fantastique). Krauss y use des motifs obsédants de la perte et de l’anéantissement (d’un amour, d’une identité, d’une forme romanesque traditionnelle) comme conditions de re-création – existentielle et artistique. Les pages sur la fuite de Nicole dans le désert, climax émotionnel d’un texte à clés, sont à cet égard les plus impressionnantes du livre – et, selon nous, tout simplement parmi les plus magnifiques de la rentrée. Avant de mourir, Philip Roth lui-même avait eu le temps de dire toute son admiration pour le roman.

Franz Kafka: un martyr?
Franz Kafka: un martyr?© Reporters

La première phrase, qui creuse d’emblée la disparition inexpliquée d’un de vos deux personnages principaux est-elle aussi la première que vous ayez écrite?

Oui, et c’est un vrai challenge de commencer par une phrase qui va aussi loin dans l’histoire, et dont on sait qu’elle supposera de revenir au début pour expliquer comment on en est arrivé à ce point de disparition. J’ai dû énormément travailler avec ce que ce paragraphe installait. Ces questions sont toujours un défi: de quelles informations le lecteur peut-il être privé au moment de lire ces premières lignes, et comment faire entrer dans son esprit des éléments au fil du temps du récit?

Pourquoi avoir décidé d’appeler votre personnage « Nicole », et en avoir fait une romancière new-yorkaise, de surcroît en plein divorce?

J’avais quelque chose de spécifique en tête: je voulais écrire un roman où ce que j’avais appris de mes années d’écriture et ce que les lecteurs auraient appris de leurs années de lecture pourraient engendrer une conversation à la surface du livre. Une chose que l’on apprend dans la littérature, c’est que la sensation du soi y est extensible. Quand j’écris sur Leo Gursky (NDLR: personnage principal de L’Histoire de l’amour) ou sur Jules Epstein, je peux sentir ce que sentent ces personnages grâce à cet étrange processus qui est pour part de l’empathie, pour part de l’imagination, et pour part série de glissements personnels. Quelque chose d’extraordinaire se passe alors: les personnages deviennent en fait une part de moi-même. Et je me mets à grandir: ils ajoutent une nouvelle facette à ma dimension. Sans être écrivain, c’est une chose que vous pouvez expérimentez quand vous lisez des livres qui vous bouleversent: vous savez que les personnages de certains livres deviennent une part de votre sang et de votre âme, d’une façon qui est inquantifiable. C’est une chose qui arrive en littérature et dans l’art; mais le fait est que quand je quitte l’écriture (ou le lecteur son livre), et que je m’en retourne au monde, mon sens de moi s’effondre: il redevient limité, beaucoup plus défini. Or, à bien y penser, c’est étrange, parce que le soi, c’est une histoire. Une fiction qui a même commencé bien avant nous, et qui nous a été racontée par nos parents: « Ton frère est comme ça, toi tu es comme ça. » Nous ne le faisons pas consciemment, mais nous créons notre histoire : nous avons besoin de cette fiction plus que de tout autre rapport précis de la réalité. Et souvent, nous découvrons que cette histoire nous emprisonne: un jour, nous la trouvons trop petite pour nous, ou plus assez authentique par rapport à ce qu’on est devenus, à ce qu’on est en train de devenir. La question, c’est pourquoi alors n’avons-nous pas la même latitude qu’en littérature, où on peut expérimenter, changer sans fin? Je voulais avoir cette conversation avec le lecteur, lui dire: OK, utilisons-moi comme un cobaye, prenons ce personnage, appelons-le Nicole, dotons-le de quelques-uns de mes traits – pas beaucoup: quelques basiques -, puis envoyons-le dans une fiction, et examinons ce qui arrive à son identité. Voyons, surtout, ce que vous, lecteurs, penserez de vos propres possibilités de croître ou de vous élargir: quelles en seraient pour vous les conséquences, les bénéfices?

La quête identitaire et spirituelle de vos deux protagonistes a pour point commun de commencer par une fuite de New York vers Tel Aviv. Quels rapports entretenez-vous avec cette ville?

Tel Aviv, c’est l’endroit où mon père a grandi. J’y vais depuis que je suis enfant, et j’ai toujours entendu des histoires à son propos. Il s’agissait alors d’une Tel Aviv différente: une ville plus sauvage, avant qu’elle ne se développe réellement. Quand j’ai grandi, ma relation à la ville a changé, au fur et à mesure que la ville évoluait elle-même. Je la vois comme un endroit très intime, même si c’est une ville: un petit village, en un sens. Les gens se regardent, il y a une immédiateté, des contacts visuels permanents, tout le monde parle à tout le monde: vous ne pouvez pas marcher dans la rue sans rien susciter – sans exister. Il y a au Moyen-Orient une atmosphère complètement différente en ce qui concerne la place des émotions: il est remarquable de voir à quel point l’importance de l’amitié, de la famille par exemple y est accessible, à la surface de la vie. Et puis, c’est une ville tellement nouvelle, vibrante et vivante. Son énorme énergie créative vient du fait que c’est une ville dans un pays engagé depuis plusieurs décennies dans une longue conversation existentielle: c’est une société qui a dû s’inventer elle-même. Avec aussi, bien sûr, la difficulté que suppose le processus: le lot d’oppositions, d’angoisses, d’erreurs et d’autoquestionnements qu’il implique… C’est quelque chose qu’on a du mal à imaginer dans nos cultures qui sont tellement plus vieilles et plus établies. Et donc, d’une certaine manière, plus fermées, pour ces mêmes raisons.

Dans l’une des premières scènes du livre, le personnage de Nicole fait l’expérience de se voir depuis l’extérieur dans sa propre maison, à la fois actrice et spectatrice. Habiter deux niveaux d’existence au même moment, est-ce que c’est votre définition de l’écriture?

La scène dont vous parlez fait référence à l’un de mes tout premiers souvenirs: j’étais en train de regarder une émission pour enfants à la télévision quand je me suis vue dans le même temps dans le public, sur le plateau. Je pense qu’il y a au centre de mon esprit le sentiment que même si la vie est en train d’advenir ici, il y a au même moment d’autres vies possibles que nous pourrions vivre. C’est un fil spécifique de mon processus mental – et peut-être en partie ce qui fait de moi un écrivain, c’est vrai. Vivant une vie imaginaire, il est impossible de ne pas être à un certain degré toujours ailleurs, là où votre imagination vous entraîne. Un autre élément de réponse, c’est que ma famille vient de tant d’endroits du monde que le fait que je sois née à New York par exemple est un hasard complet. Mes grands-parents sont de pays différents, ma mère a grandi à Londres, mes parents se sont rencontrés en Israël. Donc je pense qu’il y a toujours en moi cette intuition: « Nous sommes ici, mais nous aurions si facilement pu être ailleurs. » Je n’ai pas ce sentiment fixe de permanence générationnelle.

Forêt obscure, par Nicole Krauss, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Paule Guivarch, éditions de l'Olivier, 288 p.
Forêt obscure, par Nicole Krauss, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Paule Guivarch, éditions de l’Olivier, 288 p.

Nicole s’étonne du fait que les gens s’appliquent à comprendre tout ce qui existe au monde, faisant de la connaissance une obsession. Votre livre plaide plutôt en faveur du mystère, de l’informe et de l’inconnaissable. Que perd-on en sachant des choses?

La connaissance est une chose extrêmement précieuse. Dans le même temps, notre obsession pour un certain type de connaissances – factuelles, rationnelles – trahit une forme d’anxiété. Tout se passe à l’ère de l’information comme si nous utilisions le savoir pour nous rassurer, tant il est confortable de penser à tout ce qu’on peut connaître: en un sens, c’est comme une béquille. Mais avec toutes ces certitudes, nous tournons aussi le dos à l’inconnaissable, à ce que peut représenter le fait de contempler l’inconnu. Ce faisant, une part de notre âme diminue au même moment: quelque chose en nous n’est plus disponible à l’étonnement ou aux dimensions spirituelles que comportent certains événements. On se sent seulement concernés par ce qui, autour de nous, est déjà complet en un sens: le déjà su. Dans ce livre, je voulais vraiment confronter le lecteur à l’inconfort que peut représenter de soutenir des incertitudes, des questions sans réponses, ou sans issue rapide, sans sens de fin. Lui montrer leur valeur, et combien cela peut nous nourrir.

Pourquoi avoir inventé à Franz Kafka ce destin alternatif de jardinier en Israël?

Tout ce que l’on sait de l’homme en dehors de l’oeuvre nous a été transmis par Max Brod, son exécuteur testamentaire et son biographe, l’homme qui l’a édité, et a dressé de lui un certain portrait. Ce portrait est celui d’un martyr: un homme en souffrance qui ne réussit jamais à échapper ni à son père accablant, ni à cette agence d’assurances dans laquelle il travaille, ni à la fragilité du corps; un homme emprisonné, en un sens. J’ai pris conscience que ma vision de Kafka se trouvait exactement à l’opposé de cette image: il est pour moi cet être qui fondamentalement s’évade dans le sublime, cet homme doté d’un don extraordinaire pour – précisément – s’évader. La question qui occupait mon esprit concernait donc son histoire: qui devait la raconter? Et surtout: Kafka et ses handicaps, s’agissait-il de la bonne histoire? Une chose en entraînant une autre, j’ai commencé à accumuler toutes ces idées tendant à prouver pour lui l’existence d’une issue alternative… (sourire).

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