Manara: « La BD érotique avait un rôle transgressif, libératoire, engagé politiquement »

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le géant italien de la bande dessinée érotique est loin d’avoir lâché le crayon. Une récente exposition et un nouvel album prouvent que le maestro a gardé vives ses deux passions: l’art et les femmes.

La bande dessinée compte parmi ses auteurs peu de stars très populaires. Milo Manara en est une, incontestablement. Du genre à déplacer les foules, comme récemment et sous nos yeux, lors de l’inauguration de son exposition à la galerie Huberty & Breyne dans le quartier chic du Châtelain, à Bruxelles. Du genre à vendre beaucoup, aussi, des oeuvres érotiques hors de prix. Une célébrité pourtant née quasiment sous le manteau, lorsque, au tournant de 1968, la bande dessinée adulte était ou interdite, ou méprisée, et dans tous les cas transgressive. Un demi-siècle plus tard, les illustrations et BD provocantes de l’Italien sont devenues des institutions que le monde de l’art et les librairies s’arrachent, et que l’auteur réalise toujours avec les mêmes motivations, même si la perspective a un peu changé en cours de route, comme il nous le confiait lors de sa venue à Bruxelles: « J’ai l’envie, presque le besoin de raconter. Et d’être un passeur. Avec l’âge, j’ai compris que la culture devait passer avant la politique. » Lorsqu’on le confronte à sa toute première bande dessinée publiée – un format poche cheap et italien pour adultes, édité en français sous le titre Un mort de trop, maladroitement dessiné en 1968 – qui ne laissait pas spécialement augurer d’une telle carrière, Milo Manara dresse un bilan rapide: « J’ai marché, beaucoup! » Il suffit, pour s’en rendre compte, de citer Le Déclic, Le Parfum de l’invisible, ses collaborations avec Hugo Pratt, Fellini ou Jodorowsky, et jusqu’à son dernier opus, la suite et fin de sa magistrale biographie consacrée au Caravage (1).

Les oeuvres du dessinateur italien sont aujourd'hui devenues des institutions.
Les oeuvres du dessinateur italien sont aujourd’hui devenues des institutions.© Milo Manara

Années érotiques

Rien ne prédisait effectivement que l’étudiant en architecture à Venise deviendrait la star de l’érotisme, aux dessins de femmes immédiatement reconnaissables. Nous sommes en 1967. « A l’époque, j’avais besoin d’argent, j’étais l’assistant de Berrocal, un sculpteur espagnol qui avait fui le franquisme, et qui réalisait des sculptures démontables avec des petites pièces différentes. Moi, j’étais chargé de dessiner les plans de montage et de démontage, je dessinais les pièces, les perspectives, les instructions… On était très loin des courbes des femmes! Mais c’est à ce moment-là que j’ai découvert la bande dessinée adulte, avec Barbarella de Forest et, surtout, Jodelle du Belge Guy Peellaert. Il m’a beaucoup influencé. La BD pour enfants ne m’intéressait pas du tout, mais là! J’avais trouvé mon rôle dans la société: être dessinateur, au sein d’un mouvement qui a beaucoup changé notre façon de vivre, notre rapport aux femmes. Vous ne pouvez pas imaginer comment c’était, avant 1968, avant Coltrane, avant Kerouac, avant Bertolucci. La BD érotique avait alors un rôle transgressif, libératoire, engagé politiquement. Elle a perdu ce rôle avec le temps, son côté choc, mais je crois que l’érotisme a encore une fonction sociale. On voit par exemple le retour ou la montée de beaucoup de mouvements conservateurs ou contraires à la laïcité. Face à d’autres visions du monde, plus obscurantistes, je suis convaincu que l’érotisme a encore un rôle à jouer. »

Avec l’âge, j’ai compris que la culture devait passer avant la politique.

La Renaissance pour matrice

Si une exposition comme celle qui vient de lui être consacrée à Bruxelles confirme son statut d’empereur de l’érotisme en dessin, son actualité éditoriale insiste, elle, sur l’autre passion de Milo Manara qui jalonne sa longue carrière: l’histoire, l’histoire de l’art et un certain goût du beau à l’italienne, qu’il entend bien transmettre. Avec son diptyque consacré au Caravage, peintre italien de la fin du XVIe siècle, lui-même maître du clair-obscur, fasciné par le beau et extrêmement provocateur pour son temps, Manara rend plus qu’un hommage appuyé à un grand artiste dans lequel il se reconnaît: il dresse une véritable ode à l’art, à la beauté et à cette Renaissance italienne qui n’en finit pas de le fasciner, et dont il revendique pleinement l’héritage pictural.

A 73 ans, Milo Manara espère dessiner encore longtemps.
A 73 ans, Milo Manara espère dessiner encore longtemps.© MARIO CARLINI/BELGAIMAGE

Dans ce cas, et pour une fois, point d’érotisme exacerbé et de femmes fantasmées voire caricaturales: tout l’art de Manara s’exprime dans l’expression du décorum de Rome, de la vie picaresque du Caravage et, certes, de la sensualité de ses peintures, que Manara se plaît à reproduire quatre cents ans plus tard. « Nous sommes notre passé, et le fruit de nos histoires de l’art. Caravage a changé la peinture. Il a gommé les exagérations artificielles de la peinture baroque, il a insufflé une incroyable modernité à ses toiles, les a trempées dans le réalisme… Aujourd’hui, on a parfois l’impression que la modernité a été extrêmement vite: quand j’étais enfant, il n’y avait pas la télé, et hier, mon agent napolitain a regardé un match de foot au restaurant, sur son portable! On a la tentation de croire qu’il y a eu une coupure entre le passé et le présent, mais pas du tout: la culture précède le politique, et je crois qu’il est de plus en plus important de savoir qui nous sommes, et d’où on vient. Il ne faut pas perdre le contact avec nos ancêtres qui ont construit des villes magnifiques, qui ont peint des tableaux merveilleux, qui ont laissé un héritage immense: je veux être leur passeur. » Et de conclure: « Je voudrais surtout que les gens ne considèrent pas les musées comme des cimetières pleins de morts, mais au contraire comme quelque chose de vivant, face auquel nous avons le devoir d’être digne. Cela dit, j’espère quand même avoir la santé pour dessiner encore longtemps, et ne pas les rejoindre trop vite. »

(1) Le Caravage (2/2): La Grâce, par Milo Manara, éd. Glénat, 56 p.
(1) Le Caravage (2/2): La Grâce, par Milo Manara, éd. Glénat, 56 p.© DR
Bio express

1945 Naissance, le 12 septembre, à Luson (Trentin-Haut-Adige).

1968 Publie ses premières bandes dessinées en Italie.

1974 Adapte le Décaméron de Boccace, publie dans Charlie Mensuel puis A suivre.

1983 Le Déclic, série de bandes dessinées érotiques en noir et blanc et quatre tomes.

1987 Un été indien, avec Hugo Pratt au scénario.

1990 Voyage à Tulum, adaptation en bande dessinée d’un projet de Federico Fellini non abouti au cinéma.

2004 Borgia, série en quatre tomes avec Alejandro Jodorowsky.

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