Mai 68, la relève (2/4): Inculte, collectif à géométrie variable

Le Collectif Inculte au grand... incomplet. De gauche à droite: Arno Bertina, Nicolas Richard, Alexandre Civico, Hélène Gaudy, Jérôme Schmidt, Maylis de Kerangal et Oliver Rohe. © DR
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Où trouver trace aujourd’hui des questions que Mai 68 a posées aux écrivains et à la littérature? Réponse avec le collectif français Inculte. Auquel contribuent notamment Claro, Mathias Énard et Maylis de Kerangal.

« Il n’y a aucun soixante-huitard parmi nous. On est quasiment tous nés entre 71 et 78. On est vieux, mais pas assez. On est des giscardiens (rires). » Tout début mai, à Paris. Café noir et manteaux d’hiver, Jérôme Schmidt et Mathieu Larnaudie ont fixé rendez-vous Rive droite, du côté de Bastille, à un peu moins d’une heure à pied du Quartier latin où éclataient, il y a 50 ans, les premières déflagrations d’une large vague de contestation qui agiterait tous les domaines de la société. On le sait aujourd’hui: Mai 68 n’aura pas créé de courant littéraire en tant que tel. Mais les provocations que la révolte a opposées au monde culturel, à ses fonctionnements, à ses schémas de légitimation corsetés, à ses reproductions non questionnées, trouvent aujourd’hui des résonances dans certaines propositions éditoriales hors norme.

Treize à table

Écrire et publier autrement, et singulièrement à plusieurs? Fomenté en 2004, Inculte est une proposition rare dans le paysage littéraire francophone: un collectif à géométrie variable, organisé autour d’un noyau de treize écrivains, et d’un certain nombre de visiteurs occasionnels. « Si on en fait la version courte, l’histoire est assez simple. » Né en 1977, Jérôme Schmidt est documentariste et journaliste. En 2003, il lance avec trois anciens de la version papier du magazine Web Chronic’art (Oliver Rohe, Benoît Maurer et Maxime Berrée) l’idée d’une revue littéraire en format presse et diffusion kiosque. Ils obtiennent un rendez-vous avec Jean-Claude Fasquelle, alors éditeur et directeur de Fasquelle et Grasset. « On l’a vu deux fois dix minutes et il nous a filé un chèque de 30 000 euros. » Format poche, petit prix: le premier numéro de la revue sort en septembre 2004. Au sommaire de inculte#1, un entretien fleuve avec l’écrivain américain de science-fiction et leader du mouvement cyberpunk William Gibson, un dossier consacré à l’auteur allemand W.G. Sebald (Les Émigrants), ainsi que des « Contributions », « Récréations » et autres « Notes de lecture » de futurs signataires réguliers comme Arno Bertina, Bruce Bégout ou Claro. Aujourd’hui auteur de plusieurs romans remarqués (Strangulation, Les Effondrés, Acharnement), Mathieu Larnaudie est au générique du deuxième numéro. À l’époque, celui qui exerce actuellement « de manière instinctive » aux côté de Jérôme Schmidt à la direction éditoriale d’Inculte, n’a encore publié qu’un livre. « C’était le cas de la plupart d’entre nous. On en était vraiment aux balbutiements de nos travaux individuels. Non seulement ces premiers livres des uns et des autres nous ont plu esthétiquement, mais en plus la rencontre amicale nous a très vite donné envie, plutôt que de renouveler à chaque fois le casting, de reconduire plus ou moins les mêmes auteurs de sommaire en sommaire, et ainsi créer un comité éditorial qui est vite devenu un collectif. » Dès lors, ils seront le plus souvent treize à table, aux Arno Bertina, Oliver Rohe, Bruce Bégout, Mathieu Larnaudie, Jérôme Schmidt et Claro déjà cités s’ajoutant bientôt Maylis de Kerangal, Alexandre Civico, Mathias Énard, Hélène Gaudy, Stéphane Legrand, Charles Recoursé et Nicolas Richard.

Écrivains, traducteurs et philosophes: tous incultes. « Par « inculte », il faut surtout entendre une sorte de position de principe par rapport à la culture environnante. C’est pas du tout « inculte » au sens d’un « éloge feint de l’ignorance », c’est absolument l’inverse: l’idée, c’était de revendiquer qu’on n’avait pas besoin d’autorité pour travailler sur un sujet, quel qu’il soit. On voulait pouvoir s’emparer de tous les sujets, faire feu de tout bois sans y être autorisés d’avance par une légitimation académique, ou par quelque autorité que ce soit. Si on parle d’un héritage de choses qui ont pu être mises en place au moment de Mai 68, il y a notamment ce refus de l’autorité -de l’autorité d’énonciation. Chez Inculte, tu peux faire un texte sur Deleuze en tant qu’écrivain, et ne pas être un spécialiste de Deleuze pour autant. » Bouger les lignes, ne pas s’en tenir à ce qui s’est dit jusque-là, ni se reposer sur des catégories instituées, et aveuglément reconduites: la marque d’un collectif qui a aussi pu, à certains moments, provoquer des ruptures au sein de sa propre économie. Comme quand, après 20 numéros, 20 sommaires excitants et renouvelés, et 20 covers particulièrement sensibles à la cause animale, la revue s’arrête brusquement en 2009.

Certes, la décision fait suite à un essoufflement commercial. Plus fondamentalement, elle témoigne surtout d’une éthique: « On s’est rendu compte d’une chose: on savait le faire, et on pouvait très bien continuer comme ça encore pendant 50 ans. On savait aussi qu’on ne voulait pas faire comme ces revues qui existent depuis des décennies et qui sont absolument inaptes à se renouveler. En découlerait le risque d’une lassitude. Et surtout le risque que ce soit bien moins intéressant intellectuellement parlant. » L’aventure n’est pas finie, elle est juste en cours de mutation. Comme ils l’expliqueront dans le tout dernier numéro: « Le comité éditorial a pris le parti de poursuivre son travail d’écriture et de réflexion communes sous la forme de volumes consécutifs. » Appuyé, désormais, par le groupe Actes Sud, Inculte devient alors une maison d’édition. De quoi diluer son âme libre et frondeuse dans une structure forcément plus établie? Pas forcément. Et en premier lieu parce que son catalogue (20 publications par an, dans des collections variées: romans français et étrangers, essais, monographies, anthologies, documents) se construira sur suggestion et apport des uns et des autres membres -manière de s’assurer que, aussi distincts qu’ils soient, les textes choisis défendront une certaine vision commune de la littérature. Une vision puissante -et, d’une certaine manière, révolutionnaire. Encourageant l’hybridation, les croisements entre littérature et philosophie (donnant des romans à écrire à des philosophes et inversement), préférant toujours la réflexion littéraire à la bonne histoire vendeuse, les éditions Inculte proposeront une littérature de recherche, en recherche -soit autant de textes défricheurs avec une ambition formelle explicite, qui est aussi le fait d’un héritage commun. « Il y a des parcours de lectures qu’on a faits en même temps c’est vrai. Un exemple: très peu d’entre nous avaient lu Claude Simon quand on s’est rencontrés, et maintenant, on a absolument tous lu toute son oeuvre. Et des auteurs qui ont une pratique de la langue aussi marquée, aussi singulière, forcément ça ne peut que laisser des traces… On a peut-être quinze, vingt noms qui sont importants pour à peu près tout le monde. Ça va de Thomas Bernhard à Jean Genet en passant par Faulkner, Sebald, Lamarche-Vadel. Ou plus récemment Volodine. » Outre les publications individuelles des pilotes de sa propre écurie, le catalogue propose aussi des auteurs étrangers. Des pointures comme l’Anglais Iain Sinclair (London Orbital), par exemple, ou le dernier gros coup maison en date: le colossal Jérusalem d’Alan Moore, traduit par… Claro.

Mai 68, la relève (2/4): Inculte, collectif à géométrie variable

Disperser son ego

Plus singulier: la maison continue à porter des ouvrages collectifs. Réflexions sur les enjeux du roman contemporain ( Les Devenirs du roman I et II, en 2007 et 2014), Histoire élective du XXe siècle à travers ses grandes affaires judiciaires ( En procès, en 2016), ou approche psycho-géographique des luttes politiques au début XXIe siècle ( Le Livre des places, en 2018): à partir d’un sujet porteur, voté à main levée ou à peu près, chaque contributeur s’y empare d’une partie du projet et travaille à ce qui deviendra un chapitre d’un grand effort de pensée commune. Là aussi, le but de la manoeuvre est clair: « mettre en crise » la notion d’auteur -une pensée dont Mai 68 est évidemment un des moments.  » Dans les mentalités, un livre égale un auteur. C’est très difficile d’imposer que ça puisse être un peu plus compliqué que ça, et que le projet collectif puisse prendre le pas sur la notion d’auteur. »

Forcément, les règles de ce jeu individuel et collectif se compliquent un peu quand il s’agit de projets romanesques. Comme pour Une chic fille, roman à treize plumes sur Anna Nicole Smith, et offrant un reflet kaléidoscopique idéal de la personnalité diffractée de cette  » Marilyn Monroe trash, chic fille ambitieuse et candide » paru en 2008.  » Évidemment, pour les romans, la logique d’écriture est un peu différente. Je prends un exemple très con, mais si à la page 5, la cravate du type est rouge, il ne s’agit pas qu’elle soit devenue bleue dix pages après. On est un peu obligés de faire une bible, et d’avoir des discussions beaucoup plus permanentes entre nous, presque fil par fil. » Harmoniser la narration est une chose. Ne pas signer son texte en est une autre: on parle tout de même d’une pratique -la littérature- où il s’agit avant tout de chercher une signature personnelle, et reconnaissable, dans la langue. « C’est clair qu’il faut complètement abandonner cette idée-là. Si tu ne joues pas le jeu d’être un peu bousculé dans tes habitudes d’écriture, et d’abandonner ta signature, ou plutôt de la dissoudre dans un collectif, tu ne peux pas participer à ce genre de projet. Pour nous, c’est devenu une évidence: on a pris l’habitude de disperser nos ego. »

En quinze ans, certains Incultes se sont un peu détachés du lot, propulsés plus individuellement au-devant de la scène par un large succès public (Maylis de Kerangal), ou un prix Goncourt par exemple (Mathias Énard). Mais les cellules amicales et professionnelles continuent à se connecter par intermittence, selon un maître-mot: la non-institutionnalisation. « Il y a quelque chose qui se poursuit, qui perdure et qui ne cessera probablement jamais, espérons-le d’ailleurs, c’est nos discussions incessantes. On a des fils de mails ouverts en permanence, et très nourris. Je pense que si on arrive à garder ce lien, c’est précisément parce que ce n’est pas formalisé: on ne s’impose rien. Bon, c’est aussi la limite du truc: typiquement la photo de groupe, c’est une galère pas possible, on en a une seule d’il y a quatre ans, et encore, tout le monde n’est pas dessus (sourire). » Actuellement, les deux éditeurs travaillent sur un nouveau projet pour 2020. L’idée? Penser un roman collectif en neuf livres et neuf auteurs, à lire ensemble et/ou individuellement. « On voudrait faire un grand geste collectif littéraire qui soit aussi le point d’accomplissement de l’expérience traversée depuis plus de quinze ans. Reste à trouver un événement, un lieu, un sujet commun, une trame narrative. » On tente: Mai 68? « Il y a une question qui est quand même assez problématique, par rapport aux écrivains qui ont fait Mai 68: quand on discute avec ces auteurs qui ont 70-75 ans aujourd’hui, ils nous renvoient à leur expérience qui a échoué en frappant d’échec tout ce qui viendra après. On a souvent l’impression que cet héritage, ils ne le lèguent pas de bonne grâce, justement. En gros, le discours, c’est: « On a essayé, on n’a pas fait la révolution, c’est pas vous qui allez y arriver, bande de petits cons . » Sauf qu’ils ne comprennent pas que nous, la révolution n’est pas forcément notre objet et qu’il y a des manières de faire de la politique sans pour autant être complètement cristallisés dans la mélancolie et le deuil. On peut regretter qu’ils n’aident pas à une position un peu plus généreuse sur la réflexion sur les liens entre l’art et la politique, aujourd’hui. »

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