Lize Spit, le trauma au féminin singulier

"C'est ce qui est le plus beau dans la fiction: le fait de pouvoir se reconnaître dans peut-être une pure invention. Ne jamais savoir si c'est vrai ou faux." © Debby Termonia
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

À 28 ans, la Flamande Lize Spit est le nouveau passeport international de la littérature belge. Débâcle, la traduction française de son premier roman et premier best-seller, est un teen novel rural choc au féminin singulier. Rencontre.

Anderlecht. De la fabrique textile d’origine, devenue un temps entrepôt de stockage pharmaceutique, il ne reste plus que le squelette de béton, et une succession de gigantesques plateaux dénudés: un open space, un vrai. Avant d’être complètement rasé dans quelques mois, le bâtiment est loué à des artistes qui peuvent s’approprier les lieux -polaires, en ce mois de février. On suit Lize Spit, démarche décidée, chignon-nichoir à la Selah Sue, col roulé rouge électrique, jusqu’au deuxième étage. Dans un coin, un mur composé de centaines de VHS grises et jaunes empilées. Une peluche panthère posée sur un billard. Des marques fluo au sol. Un peu plus loin, de grands dessins inachevés. Cet après-midi, Lize a accepté de prendre la pose au milieu de ce qui est aujourd’hui son bureau partagé. « À un moment, j’ai même accepté de faire des photos sur mon lit, mais je ne fais plus trop ça maintenant: on donne déjà beaucoup de son intime en interview, je trouve. » Un peu plus tard, on la suit à vélo dans un labyrinthe de petites rues grises à proximité de la gare du Midi. Son compagnon est à la maison -leur chat aussi. La conversation se déroulera dans un français fluide. « La mère de mon copain est francophone. Et aussi il y a cinq ans, j’ai travaillé dans un magasin de vêtements de grossesse, alors je sais très bien dire toutes les choses qui concernent la grossesse en français, mais je n’ai pas aussi bien les mots pour mon livre, je crois! (rires) »

Passer la frontière

Ce qui a amené cette fille de 28 ans aux grands yeux clairs à poser jusque dans sa chambre à coucher s’appelle le succès. On ne s’en rend pas forcément compte dans les rues de Bruxelles, mais côté flamand de la frontière linguistique, Lize est vraiment devenue quelqu’un. Sorti en janvier 2016 en VO aux hollandaises éditions Das Mag, son premier roman Het Smelt (« Ca fond ») lui a fait vivre ces derniers mois une véritable success-story. Après en avoir durement acquis les droits de traduction aux enchères de la Foire du livre de Francfort, dont il a constitué l’année dernière un des « hot books », les éditions Actes Sud viennent de traduire son best-seller en français. Publiée par une maison d’édition aux Pays-Bas (pour toucher un marché plus large), traduite par un éditeur français (pour les mêmes raisons): le parcours, ironique, est celui de pas mal d’auteurs flamands (David Van Reybrouck, Peter Terrin, Joseph Pearce ou encore Kristien Hemmerechts, rien que chez Actes Sud). De quoi renforcer encore un peu plus l’absurdité d’une distance, pour celle qui habite à Bruxelles depuis onze ans. « Depuis deux ans, j’ai souvent été invitée à la VRT. La RTBF est juste de l’autre côté du couloir: j’ai parfois pensé que une fois que mon livre serait traduit, j’allais enfin pouvoir passer cette frontière (sourire). »

Het Smelt, devenu Débâcle en VF, est l’histoire d’un retour au pays. Celui de Eva, jeune femme de 30 ans, rentrée dans son petit village flamand natal avec un énorme bloc de glace, et l’intention de se venger d’un trauma d’enfance. L’histoire, aussi, d’un succès de librairie fulgurant. « Quelques jours après sa sortie, il n’y avait plus aucun exemplaire de mon livre dans les libraires. Ils ont commencé un peu partout à parler de « hype Lize Spit « , mais moi je n’avais aucune idée de ce qui se passait. C’est une combinaison de beaucoup de choses, mais je pense que j’ai aussi eu beaucoup de chance. » Initialement imprimé à 4 000 exemplaires, le livre connaîtra plusieurs réimpressions jusqu’à atteindre 170 000 exemplaires écoulés à ce jour dans sa version originale, et des traductions en cours dans douze langues. Des chiffres impressionnants. « L’une des explications je pense, c’est que c’est un livre assez violent: les gens qui le lisaient ont senti le besoin de partager avec quelqu’un, et ils se sont mis à le conseiller à leurs amis, pour pouvoir en parler. » Naturellement, Lize fera les gros titres de la presse. À la suite de quoi De Morgen lui proposera d’écrire une chronique libre chaque week-end dans ses pages (aujourd’hui arrêtée). Ces 500 mots hebdomadaires contribuent alors à sa notoriété grandissante. « Aujourd’hui, si je vais à Gand ou à Anvers, je suis toujours reconnue par quelqu’un. C’est le point positif d’habiter à Bruxelles: Bruxelles est une ville tellement grande, avec tellement de cultures différentes, c’est une île, un espace libre. J’ai une vie anonyme ici. Sauf peut-être quand je sors dans les cafés flamands. Mais il n’y a pas beaucoup de Flamands à Bruxelles… »

« Pour les gens qui me connaissent, bien sûr, la brutalité du livre, ça a été bizarre. À sa sortie, certains amis sont passés me voir: ils voulaient vérifier que c’était toujours moi, voir si j’allais bien. »© Debby Termonia

Néo-rural

Née en 1988 à Viersel, Spit sait ce que grandir dans une petite communauté veut dire. Pour élaborer les contours du décor de son livre (le village fictif de Bovenmeer), elle s’est d’ailleurs beaucoup inspirée de sa campagne anversoise natale. Cette tendance la rapproche d’un certain courant « néo-rural », voire « néo-terroir » dernièrement bien représenté chez les jeunes auteurs, d’Édouard Louis (En finir avec Eddy Bellegueule) à Simon Johannin (L’Été des charognes), qui y règlent certains comptes avec leurs huis clos originels. L’ennui des étés infinis de l’enfance, la cruauté adolescente, la solitude poisseuse -les insidieuses logiques d’espionnage aussi. « Quand j’étais petite, une de nos voisines s’est suicidée et je me suis dit: « Wouw, ça peut même arriver dans des petits villages comme ici! » J’ai encore ces sensations très vives en moi. Là d’où je viens, on parle de la manière dont le voisin fait son gazon, on commente le fait qu’il a ou pas pas sorti ses poubelles. C’est comme ça que tu es accepté par le groupe. Un peu comme un mot de passe pour pouvoir arriver quelque part: « Tiens, vous savez pas qui a divorcé? » « Allez, c’est ok: tu peux rentrer!  » On veut savoir ce que les gens font avec leur vie. Pouvoir comparer. » Dans le roman, le milieu est rude, et les personnages ont des accents white trash (parents démissionnaires ou maltraitants, alcooliques, homophobes, etc.). À tel point que, se faisant l’écho d’un certain intérêt sensationnaliste pour le livre, Het Nieuwsblad par exemple a pu décider de mener une enquête: Hoeveel Viersel zit er in Bovenmeer? (« À quel point Bovenmeer s’inspire de Viersel? »). « J’avais un peu peur de la réaction des habitants, qu’ils prennent des avocats ou ce genre de choses. Mais personne dans le village ne se retrouve comme personnage dans le livre, ça ne marche pas comme ça. Créer un roman, c’est inventer, faire des collages, c’est un travail énorme. Ma voisine a eu un magasin de bonbons, et, oui, il y a ces anecdotes qui ont vraiment eu lieu, et que je n’aurais pas pu inventer mieux. Mais j’ai toujours ajouté trois personnes dans un personnage. J’ai utilisé les chaussures de quelqu’un, ou ses cheveux, la manière de parler d’un autre et je lui ai encore inventé un corps et un background différents. Bien sûr, quelqu’un pourrait me dire: « Mais ce sont mes chaussures! » Mais il ne pourra jamais dire: « C’est moi! » Le truc paradoxal, c’est que les gens redoutent parfois autant d’être dans le livre que de ne pas y être: la vérité est qu’ils ont peur de ne pas avoir l’ampleur d’un personnage. »

La deuxième chose qui a fait parler beaucoup du livre est l’engrenage malsain et impitoyable qu’il expose. Spit y liquide la sortie de l’enfance d’Eva avec la puissance et l’hyperréalisme de scènes trash et explicites. « Quand j’écris, je suis une chirurgienne qui fait une opération: je ne pense pas à ce que les gens penseront. Je n’ai jamais relu le livre entièrement moi-même, et en fait je crois que je n’en serais pas capable: quand il m’arrive de tomber sur un passage, ça me semble trop brutal (silence). Ce n’est pas que je voulais avoir l’effet pour l’effet, il y avait une raison à ça: Eva est quelqu’un qui fait des observations très détaillées, elle voit tout, elle sent tout. Je ne pouvais pas changer ma manière d’écrire au moment où c’est à elle que les choses arrivent. Si à ces moments-là je n’utilise pas tous les détails, c’est hypocrite. Un peu comme si je la laissais seule quand elle a le plus besoin de moi, l’écrivain. »

La littérature, quand elle décide d’exposer les secrets les plus inavouables d’un trauma, et qu’elle le fait à la première personne du singulier, charrie immanquablement des soupçons -voire des espoirs- d’autobiographie. « Dans les rencontres avec le public, il y a toujours quelqu’un qui me demande: « Qu’est-ce qui est autobiographique, dans le livre? » Je trouve ça un peu bizarre, qu’il faille toujours se justifier de ça. Moi je pense que c’est justement ce qui est le plus beau dans la fiction: le fait de pouvoir se reconnaître dans peut-être une pure invention. Ne jamais savoir si c’est vrai ou faux. C’est le mystère de la littérature. Et aussi sa liberté. » C’est la même intuition qui fait un peu botter en touche la jeune femme à l’heure d’évoquer son enfance et le milieu dans lequel elle a grandi. « Ça je n’en parle pas, c’est un peu privé… Juste, mes parents étaient très empathiques, et aimaient la culture. » On n’en saura pas davantage. Tout au plus touchera-t-on du doigt les origines d’une imagination foisonnante. « Ma mère ne voulait pas de télé à la maison. Et on a eu Internet très tard. Pendant longtemps, j’étais incapable de situer la Belgique sur une carte. Je pensais que c’était l’univers du monde (sic)… Enfant, je me suis énormément ennuyée, et je pense que c’est bien, c’est là qu’on a des aventures. Je prenais mon vélo et je partais rouler juste pour voir ce qui pourrait bien arriver. » Des études en écriture de scénarios, et un poste de professeur de creative writing à la LUCA School of Arts plus tard, Lize cite plus volontiers le cinéma de Yorgos Lanthimos qu’un livre de chevet à l’heure des références.  » Il m’arrive d’avoir des rencontres dans des bibliothèques, où je dois parler de mes écrivains favoris, mais la réalité, c’est que je ne lis pas beaucoup! Je suis toujours un peu gênée de ne pas connaître la littérature. J’ai juste commencé à écrire en utilisant la théorie de l’écriture de scénarios, parce que c’est ça que j’ai appris à l’école: comment construire une histoire, donner de la tension. J’aime beaucoup des livres de Tommy Wieringa, Roald Dahl, Raymond Carver. Mais je les aime parce que je sais que je ne vais jamais être capable d’écrire comme eux. » À partir de quand peut-on se considérer comme écrivain? Le reste-t-on dans l’entre-deux-livres? À quel moment se sent-on enfin légitime? Deux ans après la parution de ce qui est devenu un best-seller, Lize travaille d’ores et déjà d’arrache-pied sur un très attendu deuxième roman. « Pour pouvoir parler de l’écriture, il faut aussi écrire! La première année, je pouvais entendre les gens dire qu’ils avaient aimé Débâcle : c’était encore un livre à moi. Là, ça fait deux ans et demi que je l’ai fini, et trois déjà que j’ai commencé à l’écrire. Les compliments que je reçois aujourd’hui, c’est un peu comme s’ils n’étaient plus pour moi, mais pour la Lize d’avant. La personne qui mérite tout ça n’est plus là: je dois la recréer. » Il est temps, sans doute, de reprendre le vélo.

Débâcle

Lize Spit, le trauma au féminin singulier

PREMIER ROMAN | À 30 ans, Eva revient à Bovenmeer. Treize ans qu’elle n’a pas mis le pied dans son village natal. Enfant, elle y passait tout son temps entre Pim (la ferme) et Laurens (la boucherie). Mais Jan, le frère de Pim, meurt un jour dans des circonstances cinglantes et honteuses, et une forme de toxicité commence au même moment à contaminer le fonctionnement tacite du trio. Livrée à elle-même dans une famille bancale (sa mère alcoolique, son père suicidaire, sa petite soeur, psychiquement sur le fil), Eva se prendra de fascination admirative pour Elisa, une fille arrivée de la ville qui la conduira à accepter les règles d’un jeu pervers. Bâti sur un certain nombre d’énigmes dont le dévoilement progressif, très maîtrisé, constitue le caractère implacable, le premier roman de Lize Spit alterne passé et présent, les retours sur l’enfance s’égrenant au fil du parcours minuté qui rapproche l’Eva adulte de la réalisation d’un plan inquiétant (cet énorme bloc de glace qu’elle transporte dans le coffre de sa voiture depuis Bruxelles). Vu à travers les yeux d’une fille en pleine découverte crue et opaque de la sexualité, Débâcle trouve incontestablement sa voix, balançant entre naïveté réjouissante (l’inventivité des métaphores, la poésie des images, leur humour aussi) et suspense funeste (cette conclusion glaçante). Ancré dans une ruralité belge profonde hypergenrée, charriant un univers cinématographique (la solitude bouleversante de Despùes de Lucià, le décor testostéroné de Rundskop), un premier roman choc et puissant sur le consentement et le trauma au féminin singulier.

De Lize Spit, éditions Actes Sud, traduit du néerlandais (Belgique) par Emmanuelle Tardif, 432 pages. ***(*)

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