Les lectures recommandées dans les écoles, ces invitations à battre son score à Angry Birds

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Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Peut-on donner aux écoliers le goût de la lecture en leur recommandant des livres qui sans forcément être mauvais restent des choix pour le moins contestables et posent un problème évident, vu ce qui se transmet aux jeunes générations? Bagatelles pour un massacre littéraire, c’est le Crash Test S04E03.

Pif paf pouf, à peine ma chronique de la semaine dernière qui invitait à cesser de se battre et d’insulter les autres sur Internet publiée, voilà que j’apprenais qu’à l’Athénée Royal Paul Delvaux de Louvain-La-Neuve, il était question de faire lire aux élèves le roman Rosa de Marcel Sel. ROSA DE MARCEL SEL. ROSA. DE. MARCEL. SEL. Ouate le phoque, les gars? Voilà, je rechute. Normal. Dans de telles conditions, devant un tel affront au sens commun, c’est qu’il est plutôt dur de garder son zen et plus dur encore de maintenir sa nouvelle ligne de conduite hippie, celle de l’amour sur le Web. Mais soit. Évitons, même de justesse, le bourre-pif gratuit et le réchauffement des frictions personnelles. Voyons plutôt ce que l’enseignement recommande d’autre, comme lectures. Dans cette classe qui doit se farcir le Sel, on m’a ainsi appris qu’il était aussi prévu de faire lire L’Affaire Mayerling de Bernard Quiriny, L’Homme nu de Marc Degain, Patricia de Geneviève Damas, M. Origami de Jean-Marc Ceci et Cobre de Michel Claise. Et puis quand même aussi Hamlet, Sartre et Camus. Ouf.

Je dois bien avouer ne pas connaître la plupart de ces bouquins récents. Peut-être sont-ils bons, peut-être pas. Il ne s’agit de toute façon pas ici d’en critiquer le contenu mais bien d’en questionner le choix. Parce que tant qu’à prendre une fiction qui évoque l’histoire politique du Chili, pourquoi Cobre de Michel Claise et pas Luis Sepulveda, Pablo Neruda ou Roberto Bolano? Puisque les critiques ont comparé L’Affaire Mayerling à La Vie: mode d’emploi de Perec, à la Trilogie de Béton de Ballard et à Stephen King, pourquoi Bernard Quiriny, oui, et ces livres pourtant classiques, non? Pourquoi amener les élèves à développer une réflexion sur les camps de la mort, l’immigration italienne et le rapport à la littérature via Marcel Sel et non pas en leur faisant par exemple plutôt apprécier Primo Levi et John Fante? Pourquoi retenir L’Homme nu, sous-titré « la dictature invisible du numérique », pour questionner les nouvelles technologies et leurs dangers et pas quelque chose de moins alarmiste, de moins TF1 et de plus Arte; entendu que ces jeunes lecteurs vont vivre la majorité de leur vie dans un monde où le numérique sera aussi banal qu’un grille-pain? Pourquoi dès lors leur faire lire un bouquin qui est peut-être bon, peut-être pas, mais qui est surtout l’opinion d’un journaliste de 60 balais passés, forcément plus flippé par les changements en cours que cette jeunesse qui n’a jamais connu le monde sans Internet?

Je n’ai pour ma part cette semaine pas trop eu le temps de faire du vrai journalisme mais j’ai malgré tout checké les autres lectures recommandées dans les écoles, notamment les fameuses listes Au Bonheur de Lire, ces « propositions de lecture pour les classes de 4e, 5e et 6e du secondaire » du service culture/enseignement de Fédération Wallonie-Bruxelles.

Là encore, il s’agit moins de critiquer le contenu et de contester la qualité éventuelle des livres retenus que de questionner l’idée de les retenir eux et d’en zapper par la même occasion d’autres sans doute plus pertinents. Il me semble par exemple pour le moins étonnant que l’on recommande aux écoliers de lire Kenneth Cook, l’auteur de polars australien. Je n’ai rien contre Kenneth Cook, je considère même Cinq matins de trop comme un excellent roman et Wake in Fright, le film qui en a été tiré, comme un putain de sommet du thriller malsain seventies, presque égal à Deliverance et aux Chiens de paille. Mais pourquoi Kenneth Cook à l’école? Dans le train, à la plage, dans son bain, oui, mille fois oui. Mais à l’école? Et pourquoi Patrick De Witt et ses Frères Sisters à l’école? Pourquoi une parodie de western, « à la Tarantino » et ne pas plutôt remonter aux inspirations littéraires de Tarantino (Edward Bunker, Elmore Leonard, Charles Willeford…) si c’est Tarantino qui sert de tremplin vers la littérature de genre? Pourquoi Edouard Louis? Pourquoi pas Jean Genet ou Christopher Isherwood à la place? Ou Didier Lestrade? Et tant qu’à retenir un roman de Ian McEwan, pourquoi refiler à lire aux morveux son certes très acceptable L’Intérêt de l’enfant mais pas Amsterdam ou L’Enfant volé, ses chefs d’oeuvres, ces sommets troubles? Pourquoi faire lire Ian McEwan en français, d’ailleurs, entendu que toutes piégeuses soient ses histoires, son vocabulaire est plutôt direct et donc susceptible d’être compris par des jeunes gens apprenant l’anglais? Pourquoi No Steak d’Aymeric Caron, aussi? Et à ce train-là, pourquoi pas Trop vite de Nabilla Benattia?

Je n’ai pas d’enfants, je n’en aurai probablement jamais mais en revanche, j’ai des livres, je connais des livres, je peux recommander des livres et ce, dans tous les genres, du gros gros classique au plaisir coupable ou déculpabilisé. J’ai une idée de ce qu’il est utile de TRANSMETTRE et c’est bien pourquoi je reste complètement dubitatif, voire carrément déprimé, devant ces choix pourtant faits par des professionnels dont c’est justement le métier de TRANSMETTRE. Parce que l’enjeu, c’est TRANSMETTRE aux nouvelles générations une connaissance, un savoir, des outils pour se forger une conscience, ainsi que sinon un amour, au moins un respect pour la chose écrite. Et je ne pense pas, absolument pas, que l’on puisse y arriver en recommandant des bouquins qui ont l’air d’être tombés du bureau des assistants de Laurent Ruquier, aussi acceptables puissent-ils pourtant être partout ailleurs que dans un lieu de TRANSMISSION.

Je ne pense pas que ce soit possible de faire aimer les bons livres quand les choix correspondent à ce que les chaînes de librairies pas trop regardantes mettent en avant sur leurs étagères, en suivant justement les modes lancées par des pignoufs comme Laurent Ruquier. Je ne pense pas non plus normal que tous ces choix soient si lisses, si politiquement corrects, vecteurs d’une idéologie molle et centriste. Je ne dis pas qu’il faut remplacer Aymeric Caron par Bagatelles pour un massacre, encore que. Je dis plutôt que TRANSMETTRE la bonne littérature, ça devrait consister à cogner les caboches à davantage de styles, de troubles, de tabous, de visions autres qu’issues d’un centre mou. Sinon, autant apprendre aux jeunes gens à battre leur score à Angry Birds. D’autant que dans l’environnement ultra-numérique de leurs années adultes, ça leur sera certainement beaucoup plus utile que d’avoir discuté en classe d’Aymeric Caron, d’Edouard Louis et de Marcel Sel quand ils étaient gamins. Et je ne cherche même pas à provoquer qui que ce soit en écrivant ceci. Vu que ça tient tout de même drôlement plus de la grosse évidence que de la distribution de piques gratuites.

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