La vie en Jaunes de Jan Bucquoy

Sur la piste du dépeceur, Daniel Jaunes enquête à Mons: "Cette affaire, c'est la condition humaine au niveau de la déchetterie", dit Jan Bucquoy. © tito & jan bucquoy/RTP
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Dans le cadre très touffu de la biennale de Mons 2018-2019, Jan Bucquoy et Tito ressuscitent leur héros de BD Daniel Jaunes pour une expo sur l’histoire sombre de la ville. Si l’anarchiste Bucquoy est un peu las, l’artiste, lui, garde le cap.

Dans la programmation gargantuesque que propose la Biennale 2018-2019 de Mons, capitale culturelle, dès ce mois de septembre, avec la rétrospective consacrée a Niki de Saint Phalle en tête de gondole, on peut aussi découvrir, mais pour trois semaines seulement, une petite exposition a priori improbable à la Maison Folie, mêlant l’artiste situationniste et pluridisciplinaire Jan Bucquoy, le dessinateur Tito, le flic Daniel Jaunes, apparu en 1980 dans le magazine Circus, le fameux dépeceur de Mons (une des dernières grandes énigmes criminelles du pays), mais aussi des sorcières, des druides ou des gourous. Soit « la rivière sombre qui coule sous Mons « , explique Hervé Algrain, concepteur de cette étrange Année en enfer qui se propose d’explorer les histoires criminelles de la ville via une fiction scénographiée autour de Daniel Jaunes, le flic torturé dessiné par Tito sur des textes de Jan Bucquoy. « Une exposition qui doit se vivre comme une série télé mentale, où chaque salle est un épisode, vu de la tête de Jaunes. Avec en plus, du son, des odeurs… Une expérience nouvelle, et surtout pas une exposition BD! Les villes mettent toujours en avant leurs belles histoires, leur storytelling, mais le portrait n’est pas complet. Le dépeceur, par exemple, n’a jamais quitté la mémoire collective. Il est, comme Jack l’éventreur, une espèce d’ombre qui plane toujours, attachée à la mythologie de la ville. »

Pour cette exposition, il y a eu en amont un phénoménal travail de recherche sur Mons

Homo detritus

Revoilà donc Jan Bucquoy, cinéaste, provocateur, patron du Musée du slip, et auteur de quelques coups d’Etat manqués, de retour dans un univers BD. L’expo sera en effet suivie par l’édition d’un nouveau Daniel Jaunes mais, attention, confie l’intéressé, « il s’agira d’illustrations pleine page, avec du texte. C’est un travail neuf à ce niveau-là, un « vrai » roman graphique, pas une fausse BD. On rejoint ici la tradition du livre illustré. » N’empêche: Bucquoy n’avait plus touché à Jaunes et à la bande dessinée depuis plus de trente ans. Une bande dessinée dite « adulte » qui fut d’ailleurs son premier métier, avec une cinquantaine d’albums à son compteur. « J’étais le premier à faire des trucs adultes sans que ce soit du cul! Mais l’intérêt diminuait, puis il y a eu « l’affaire Tintin » (NDLR: en 1992, Bucquoy commet « La vie sexuelle de Tintin », interdit de vente et condamné pour plagiat), un gag très autodestructeur, qui m’a coûté cher. Je suis alors parti vers le happening, la provoc, le cinéma, etc. Où j’étais le seul maître à bord. »

Etonnant donc de le retrouver aujourd’hui avec un nouveau Jaunes, dans lequel il excellait, avec son comparse Tito, à mêler réalisme magique, psychanalyse et regard politique sans fioritures sur la Belgique – les premiers Daniel Jaunes étaient ainsi, essentiellement, axés sur le passé rexiste du pays. En réalité, pas tant que ça selon Bucquoy: « Dans Jaunes, on trouvait déjà cette mécanique qui consiste à lier des crimes à une ville. Ici, ça a été une bonne raison de s’y remettre, une vraie opportunité. J’avais commencé, un peu, à écrire autour des tueurs du Brabant, puis de l’affaire Dutroux, en me posant la question: qu’est devenu Daniel Jaunes? Or, pour cette exposition, il y a eu en amont un phénoménal travail de recherche sur Mons, dans lequel je n’avais qu’à puiser. J’ai donc ancré son retour dans les années 1996-1997, au moment de l’affaire du dépeceur ».

Jan Bucquoy, artiste pluridisciplinaire.
Jan Bucquoy, artiste pluridisciplinaire.© Philip Reynaers/photonews

Une affaire toujours irrésolue et digne d’une mauvaise série B hollywoodienne: en mars et avril 1997, plusieurs sacs-poubelle contenant des morceaux de cadavres sont retrouvés dans des lieux divers mais très évocateurs (rivière de la Haine, chemin de l’Inquiétude, etc.). Cinq victimes, cinq femmes qui toutes fréquentaient le quartier de la gare de Mons, furent identifiées, mais l’auteur, surnommé le dépeceur de Mons, n’a lui jamais été découvert. Il a en tout cas inspiré Jan Bucquoy: « Cette affaire, c’est la condition humaine au niveau de la déchetterie. L’Homo detritus. Les restes humains qui finissent dans des sacs-poubelle. Un crime qui fait de nous des déchets. Et qui, dans une fiction, peut être considéré comme le dernier avatar en date d’une longue suite de crimes sacrificiels qui ont touché la région, avec des connexions avec les tueries du Brabant, Luc Jouret et son Ordre du temple solaire, la sorcellerie au xviie siècle, des cas de « possession diabolique » au XVIe ou, plus loin encore, le druidisme ».

Une « rivière sombre » comme elle est nommée dans cette Année en enfer, dont l’idée même d’en tirer une exposition ne pouvait que plaire à cet iconoclaste de Bucquoy: « Jusqu’à aujourd’hui, on a mené le montage de cette expo comme une véritable opération commando, personne ne se rend trop compte de ce que l’on fait. Il y a un esprit punk, institutionnalisé, qui me plaît beaucoup. J’ai la liberté d’y mettre ce que je veux, même s’il y a l’impulsion de la ville. » Lui qui est également occupé à monter le financement de son prochain film (la suite de Camping Cosmos, côté wallon cette fois) ne cache pas non plus son envie de poursuivre l’aventure Jaunes: « Après la publication du roman graphique, on aimerait rééditer les sept albums existants, sortir d’autres inédits, peut-être inciter d’autres villes comme Charleroi à se lancer dans l’aventure. Il y a aussi l’envie d’écrire une série pour la télé, ça pourrait faire une très bonne saison! » Un Daniel Jaunes dont Jan Bucquoy a également tendance à se comparer: « C’est un personnage qui a mûri, vieilli. Il a toujours été un peu dépressif, ça ne s’est pas arrangé! Lui aussi est un survivant en fin de partie. Il a rêvé, il a voulu changer le monde, pensé que le discours pouvait amener la rébellion, mais non. Il essaie quand même, même si c’est perdu d’avance. L’échec est garanti. La révolution est finie, on s’accroche à de vagues histoires d’amour, bancales aussi, comme le reste. C’est pour ça que c’est intéressant de participer au rêve de quelqu’un comme Hervé Algrain, qui nous a voulu sur cette exposition: n’ayant pas réalisé les miens, j’aime bien aider les autres à réaliser les leurs (rires) ».

Une année en enfer, du 11 au 29 septembre, à la Maison Folie, à Mons.

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