Laurent Raphaël

L’édito: Monstres et Cie

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Les monstres, c’est comme les glaces chez le marchand: il y en a pour tous les goûts. Des petits, des baveux, des répugnants, des mignons, des globuleux, des poilus, des bienveillants, des pervers, des mal lunés.

Depuis que les Grecs en ont truffé leurs récits, ces créatures imaginaires peuplent les arts et les lettres pour désigner, au choix, la peur, la différence, l’ennemi, la déviance, le désordre, la menace. Si on parle bien de monstres sacrés à propos des artistes qui brillent au firmament -référence au titre d’une pièce de Jean Cocteau-, la plupart du temps, l’expression a une connotation péjorative. Un peu moins depuis que Pixar a mis son grain de sel hilarant dans l’affaire, démontrant en quelque sorte que derrière chaque monstre sommeille un humain, amplifiant ce que Maurice Sendak et ses Maximonstres avaient déjà mis en évidence…

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Ces dernières années, sans doute parce que la réalité est déjà assez effrayante pour ne pas en rajouter une couche -difficile de rivaliser avec des décapitations en prime time dans le registre de l’horreur-, les descendants des « protégés » de Jérôme Bosch se sont fait plus discrets, cédant du terrain à une autre forme de monstruosité, plus diffuse mais pas moins menaçante: l’intelligence artificielle, nichée dans des formes hybrides, des androïdes aux logiciels malins. Même dans les films qui carburent encore à l’épouvante pure, comme le tendu et captivant A Quiet Place de John Krasinski, les envahisseurs qui réagissent au moindre bruit sont le plus souvent cantonnés au hors-champ. Comme pour laisser le soin au cerveau d’imaginer le pire à leur propos -la suggestion étant la meilleure alliée de l’angoisse-, et peut-être aussi parce que la vision d’une mâchoire écumante hérissée de dents effilées ne cloue plus si facilement sur son siège une génération gavée d’images, des plus innocentes aux plus rebutantes.

On ne parlera pas de retraite anticipée pour autant. Les monstres ont encore de beaux jours devant eux. Surtout quand ils servent à illustrer le vacarme intérieur. Ou à rejouer en les surlignant à l’encre fantastique les tensions sociales qui rongent le vivre ensemble, comme dans l’excellente série BD Epiphania de Ludovic Debeurme, où l’altérité physique qui affecte les nouveaux venus est la porte d’entrée d’une métaphore à tiroirs sur la crise des migrants, sur l’écologie ou sur la paternité. Le rôle du monstre devient donc plus modeste, ou en tout cas moins tapageur et apocalyptique que, disons, un Godzilla, mais il colle davantage au réel et à ses fissures. Les hallucinations de la narratrice d’Emil Ferris dans son monumental Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, journal intime à l’expressionnisme débridé d’une petite fille dans le Chicago de la fin des années 60, creusent la même veine saillante d’une monstruosité à taille humaine, quasi psychanalytique dans les questions autour du genre et de la place des femmes qu’elles soulèvent.

Et c’est encore ce motif complexe, à la croisée de la folie, qui est à l’oeuvre dans les métamorphoses successives des personnages dérivant dans le dernier et éblouissant album de Brecht Evens, Les Rigoles, balade nocturne tapissée des souvenirs de l’épisode bipolaire qu’a traversé l’auteur. La littérature n’est pas en reste. Dans le premier roman très réussi de la Belge Adeline Dieudonné, La Vraie Vie, un simple animal empaillé, en l’occurrence une hyène, est investi d’un pouvoir maléfique sans avoir à bouger la moindre griffe. Habité par l’âme noire du père, ce trophée de chasse est suspecté de nourrir la vermine qui gangrène le cerveau du petit frère de la narratrice, le transformant peu à peu en monstre véritable pour le coup. Contrairement donc à ce qu’affirme le philosophe biodégradable Francis Lalanne, ce n’est pas « en leur tournant le dos que l’on triomphe des monstres qui nous habitent« .

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