Laurent Raphaël

L’édito: Honte de base

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’humiliation est le nouveau gourdin à la mode pour frapper ses « ennemis ». Ennemis qu’on n’a le plus souvent jamais rencontrés, et qui ne nous ont même en général rien fait personnellement, mais dont les propos ou les attitudes rendues publiques par eux-mêmes ou par d’autres appellent néanmoins notre condamnation implacable.

Le Net est le terrain de jeu privilégié de cette justice expéditive. Ce qui devait être au départ une agora où chacun allait pouvoir prendre la parole quel que soit son rang s’est transformé en nouveau tribunal de l’Inquisition. Une blague douteuse, un mensonge démasqué, une photo inconvenante ou parfois même juste le mauvais numéro à la loterie des boucs-émissaires -chez les ados en particulier- et c’est le lynchage digital assuré, le harcèlement méthodique et massif visant moins à donner une leçon qu’à détruire, pulvériser socialement la cible. Ici, pas de Cour d’appel, pas de pourvoi en cassation, pas de peine alternative, pas de place pour la rédemption et encore moins le pardon. Les vengeurs plus ou moins masqués pratiquent la politique de la terre brûlée. Même la justice divine est plus clémente…

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Le journaliste Jon Ronson s’est penché sur ce nouveau sport de combat (lire le Vif de cette semaine), d’autant plus redoutable qu’il peut frapper n’importe qui, n’importe quand. Le Britannique a rencontré des victimes -quand elles ne se sont pas suicidées-, révélant l’ampleur des dégâts causés par ces campagnes de dénigrement: perte d’emploi, dépression, isolement… La honte s’est abattue sur eux comme une malédiction. La honte, le mot est lâché. Dans un monde ultra connecté où tout se sait, rien ne s’oublie et tout se répand à la vitesse d’un Tweet assassin, ce sentiment tétanisant est peut-être la pire des sentences. Un poison de l’âme comme la définit le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, auteur de Mourir de dire en 2010, qui enferme les honteux dans le regard moralement désapprobateur qu’ils prêtent aux autres. Les seuls immunisés sont les pervers, rappelle le médecin. Leur narcissisme les protège d’une faille dans leurs défenses immunitaires. Car avoir honte c’est d’abord se remettre en question, c’est douter de sa capacité à être à la hauteur d’un certain idéal collectif. Jusqu’à la paralysie. Le honteux végète dans un état comateux dont il doit pouvoir sortir pour avancer ou se racheter une conduite le cas échéant. Mais comment faire quand on se retrouve comme l’écrivain Jonah Lehrer à faire des excuses publiques pour avoir inventé des citations de Bob Dylan dans un de ses livres devant un écran où défilent en temps réel les commentaires acerbes des internautes? Il ne manque plus que les coups de fouet…

Le danger ne guette pas que les auto-stoppeurs imprudents errant sur les autoroutes numériques. Il menace aussi la démocratie et la liberté de manière insidieuse. Pour éviter les affres d’une mise à l’index, chacun sera tenté de mettre en sourdine son vrai moi, et de ne plus servir qu’un discours lisse et sans aspérités sur les réseaux sociaux. Et c’est ainsi qu’insidieusement se met en place un contrôle social redoutable. Plus besoin de dictateur pour imposer une pensée unique. À partir du moment où chaque individu, de peur d’être broyé par les mâchoires de la rumeur, se tient préventivement à carreau, les barbelés deviennent superflus. La censure est intériorisée.

Sans surprise, le monde réel s’est mis au diapason de cette doctrine de l’humiliation qui rappelle furieusement le Moyen Âge. Dans son récit édifiant sur la condition humaine précaire moderne, Qui a tué mon père, Édouard Louis dénonce la généralisation de cette pratique dégradante, qui atteint des sommets de cynisme quand elle est adoptée par ceux qui sont censés donner l’exemple. Comme quand Macron, agacé d’être pris à parti par deux syndicalistes, ironise sur le fait qu’ils portent des t-shirts et feraient mieux de travailler pour se payer un costard. « Il renvoie ceux qui n’ont pas les moyens de se payer un costume à la honte, à l’inutilité, à la fainéantise. Il actualise la frontière, violente, entre les porteurs de costume et les porteurs de t-shirt, les dominés et les dominants (…). »

À croire que certains ont pris au pied de la lettre les injonctions du philosophe Brice de Nice: « Moi le matin, je casse le vent, je fais chier les gens, ça me purifie, c’est important. » Pour un peu, on serait tenté de conclure par un hommage aux Guignols: « Vous pouvez éteindre la télévision et tous les autres écrans, et reprendre une activité normale. »

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