Laurent Raphaël

L’édito: Aux petits soins

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Étudiera-t-on bientôt dans les facs de médecine et de droit le cinéma, la musique, la danse ou la littérature pour leurs vertus thérapeutiques et rédemptrices? La question pourrait prêter à sourire si l’actualité récente ne donnait du grain à moudre à ceux qui pensent que l’art n’est pas juste le véhicule d’un frisson esthétique pour intellos oisifs mais qu’il peut aussi soigner, apaiser, soulager les maux divers, voire remettre sur le droit chemin les brebis égarées.

Le Canada, pays connu pour son progressisme en matière de santé mentale, teste depuis peu un nouveau « traitement » encore moins conventionnel que l’homéopathie, que la kinésiologie ou même que le maraboutisme. Les médecins participant à ce projet pilote peuvent prescrire des visites au MBAM, le Musée des Beaux-Arts de Montréal. Publics cibles: les dépressifs, les stressés, les anxieux. Il ne s’agit évidemment pas de remplacer la pharmacopée habituelle mais de la compléter en s’appuyant sur les vertus apaisantes et consolatrices de la contemplation, de l’intériorisation, de l’extase.

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Plus près de chez nous, un autre musée, celui des Beaux-Arts de Charleroi, propose pour sa part des « visites inoubliables » pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, reprenant à son compte une expérience menée depuis 2006 par le MoMA à New York. On ne vient pas y retrouver la mémoire d’un coup de pinceau, fût-il de Delvaux ou de Magritte, mais passer simplement un moment agréable, hors des pattes de la maladie. Dans le meilleur des cas, ce sera même l’occasion de réveiller quelques souvenirs perdus dans le brouillard.

Et pourquoi pas après tout? De même que l’activité physique était considérée comme dangereuse pour les femmes il y a seulement un siècle avant de devenir l’alpha et l’oméga du bien-être, il ne serait pas sot de reconsidérer la culture à travers un autre prisme que celui du seul divertissement. D’autant que la littérature, au sens propre et figuré, ne manque pas sur le sujet pour démontrer l’impact physique et psychique de la fréquentation des salles de musée ou de cinéma. Stendhal le premier a mis des mots sur l’effet de sidération et de vertige ressenti au contact d’une oeuvre qui fait remonter subitement à la surface un flot d’émotions enfouies. « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux-Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de coeur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber« , écrit-il en 1826 dans son carnet de voyage.

Un éblouissement que tout le monde a déjà éprouvé au moins une fois dans sa vie. Ce sentiment fulgurant que l’artiste nous parle intimement. Ce « syndrome de Stendhal » guette tout qui entre dans une salle de cinéma ou de spectacle, s’empare d’un roman ou lance un morceau de musique. Quelle médication, à part peut-être une drogue puissante, peut se targuer de provoquer un tel déferlement chimique? Passé la phase aiguë, il restera toujours assez de dopamine pour colmater le premier coup de blues venu. Et si cette sensation enivrante se double d’une leçon de vie, c’est encore mieux. Prenez les films de Kore-eda (Shoplifters) par exemple: à l’onde relaxante de son regard s’ajoute une réflexion pénétrante sur la famille, ses formes variées, ses vices et ses vertus. Celui qui traverse une crise conjugale pourra y puiser des ressources pour se « réparer »…

Dans le même esprit, Ella Berthoud et Susan Elderkin publiaient dès 2015 leurs Remèdes littéraires (JC Lattès). Avec humour, le duo y proposait des posologies puisées dans la littérature mondiale pour tous les bobos du corps et de l’âme, de « Gueule de bois » (remède: J’ai tué la princesse de Dan Rhodes) à « stress » (L’homme qui parlait des arbres de Jean Giono) en passant par « Ville, lassitude de vivre en » (The City & the City de China Miéville).

Un juge américain a fait encore plus fort en décembre dernier. En condamnant un braconnier multirécidiviste à regarder plusieurs fois Bambi, après avoir épuisé la panoplie des punitions habituelles, il a reconnu implicitement le pouvoir d’influence phénoménal de l’art. Dis-moi ce que tu lis, regardes ou écoutes, je te dirai qui tu es… Qui sait, bientôt les juges viendront chercher des peines de substitution dans Focus. Rien que cette semaine, ils auraient l’embarras du choix: visionner cul sec la série télé Atlanta pour les auteurs d’actes racistes, lire à voix haute tout Colette pour les criminels qui ont frappé leurs femmes…

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