Critique | Livres

Il est grand temps de redécouvrir Pauvre Jean-Pierre

© Dupuis
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Dupuis réédite en intégrale trois albums de Grégory Mardon. Trois chroniques chorales et douces-amères qui méritent largement d’être redécouvertes.

Pauvre Jean-Pierre, de Grégory Mardon, Éditions Dupuis, 214 pages. ****

Il est grand temps de redécouvrir Pauvre Jean-Pierre

Jean-Pierre Martin est sans doute comme tout le monde: plein de vies au sein d’une seule, pourtant a priori d’une grande banalité. Un vrai monsieur Tout-le-Monde que ce Jean-Pierre, et comme il le dit lui-même, un individu moyen, tant dans la sociologie, les revenus ou les aptitudes au bonheur. « Ni grand ni petit, ni beau ni moche« , mais qui, comme tout le monde sans doute aussi, « rêve d’excès et de démesure, de déséquilibre et de sensations fortes. Je rêve de me sentir en vie mais je reste là, bien au milieu, imperturbablement raisonnable. » Ce vrai-faux stoïque, invisible aux yeux de beaucoup et peut-être double de papier, Grégory Mardon l’a mis en scène dans trois des six albums qu’il a réalisés chez Dupuis. C’était entre 2003 et 2006, sans que l’éditeur, à l’époque, n’insiste sur le lien entre eux, à savoir Corps à corps, Incognito et Leçon de chose. Trois albums effleurant le quotidien de Jean-Pierre, très différents dans leur narration et parfois leur graphisme, qui tous insistent sur l’humanité des gens banals et le malheur des gens heureux, mais qui surtout imposent le talent de conteur et de dessinateur du formidable Grégory Mardon, bien trop sous-évalué en regard de l’estime qu’on lui porte. La preuve par cette trilogie et ce pauvre Jean-Pierre, qu’il n’est jamais trop tard pour (re)découvrir.

Tout-terrain

Trois albums, donc. Le premier, Corps à corps est un récit choral digne d’Altman et de son célèbre Short Cuts, soit une poignée d’individus qui se croisent, s’aiment ou s’ignorent, avec Jean-Pierre dans le tas, pour former au final le portrait drôle mais désenchanté d’une génération mélancolique. Plus grave, Incognito se focalise sur le sentiment de Jean-Pierre d’être invisible aux yeux des autres, et sur la relation mortifère qu’entretient une soeur avec son frère handicapé moteur, manipulateur et pervers. Enfin, mais on a envie d’écrire surtout, Leçon de chose clôt la rencontre de l’auteur et des lecteurs avec Jean-Pierre, en retournant à son enfance et à ces quelques moments à nouveau quotidiens qui forgent la psyché d’un individu: le meilleur copain, la classe, le divorce de ses parents, les premières peurs, les premières amours, les premiers mensonges, y compris à soi-même… Rien que de très banal et sans doute pas très bédégénique, si ce n’était pas l’incroyable conteur qu’est Gregory Mardon qui s’en était chargé. Formé aux Beaux-Arts de Tournai puis aux Gobelins, longtemps actif dans l’animation, Mardon ne se contente pas d’être un maître en narration immersive; il adapte son graphisme très « nouvelle BD française » à son propos, multipliant les hachures et les effets d’ombrage quand son récit adulte se fait pesant, ou rendant au contraire son trait plus « ligne claire » et entouré d’aplats de couleurs vives quand il retourne en enfance. Une prouesse, et désormais plus de 200 planches intenses.

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