Emmanuel Guibert, la bouleversante biographie BD de son ami Alan

© Emmanuel Guibert/L'Association
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Avec Martha et Allan, Emmanuel Guibert poursuit la biographie de son ami Alan, l’anonyme le plus célèvre et le plus émouvant du 9è art. Un livre hors norme, bouleversant de beauté et d’universalité.

On a tôt fait de parler des rencontres « qui changent une vie ». Mais celle de l’auteur Emmanuel Guibert et du GI à la retraite Alan Ingram Cope, un jour d’été sur l’île de Ré, dans les années 90, est définitivement de celles-là. « Nous nous sommes découvert une affinité, des atomes crochus dès les premières phrases, explique ainsi Guibert. Et je suis content de ne pas lui avoir lâché la main après sa mort. » C’est le moins qu’on puisse écrire: depuis cette rencontre, suivie par cinq années de discussions et d’enregistrements, Emmanuel Guibert a décidé de consacrer une grande partie de sa vie d’artiste à cet homme qui était, lui, « une personne artistique: je crois que j’avais de quoi être un artiste, mais la vie a fait en sorte que je n’en sois pas devenu un« , en en faisant la figure centrale de son grand oeuvre, entamé en 2000 avec le premier volume de La Guerre d’Alan et qui compte aujourd’hui, déjà, près de 600 planches. « Mais il m’en faudra le double pour dire tout ce que je veux dire de lui. C’est prévu. Ce volume-ci est une sorte de parenthèse dans l’ensemble. » Une parenthèse enchantée et enchanteresse, portée comme à chaque fois par la voix d’Alan, mais cette fois en couleur, et se concentrant sur le plus banal, le plus merveilleux et le plus universaliste souvenir d’Alan: son amour d’enfance, lui aussi contrarié.

« Martha, je l’ai rencontrée quand elle avait cinq ans et moi aussi, à l’école », explique ainsi le premier récitatif de Martha et Alan, ouvrant une narration structurée autour de -sublimes- illustrations étalées sur des doubles pages. « On jouait à ce petit jeu qui consiste à laisser tomber un mouchoir à l’extérieur d’un cercle. Les autres enfants ne voulaient pas qu’elle joue et je l’ai réconfortée. » Démarre alors le récit mélancolique et bouleversant d’une relation qui traversera toute la vie d’Alan, entamée dans la Californie des années 30, et porté par un Emmanuel Guibert au sommet absolu de son art, captant comme personne l’instant et la beauté de l’instant dans des illustrations époustouflantes de profondeur, d’empathie et de justesse. Une histoire simple devenue merveilleuse, s’ouvrant sur cette citation d’Alan qui explique beaucoup du travail d’Emmanuel -« Nous sommes les gens de qui nous parlons« – et qui s’achève, la gorge nouée et les yeux embrumés, sur une sentence démontrée tout au long des 114 plus belles pages qu’on ait lues cette année: « Ça prouve qu’on était quelque chose l’un pour l’autre. » Martha et Alan constitue, on l’a compris, un incroyable plaisir de lecture, qu’on a voulu compléter par une conversation avec l’auteur, qu’il mène là aussi comme un art.

Il y a quatre ans paraissait L’Enfance d’Alan, une merveille de bichromie sépia. Et vous revoilà avec un album qui explose de lumière et de couleurs, très différent des précédents volumes…

À part les quelques petites choses qu’Alan voulait que je garde pour nous deux, j’avais le droit de raconter tout ce que je pouvais. Et ici, effectivement, c’est un livre un peu à part. Quand il m’a raconté l’histoire de Martha, j’ai vite compris qu’elle constituait une histoire dans l’histoire, qu’elle n’entrait pas dans les tranches du gâteau; Martha traverse toute sa vie, il la rencontre à cinq ans, la perd de vue à l’adolescence, la retrouve brièvement avant son départ pour l’armée, la recontacte 30 ans plus tard… Cette relation avec Martha était un concentré de ce que je veux faire avec Alan: montrer ce que le temps fait à quelqu’un. Le voir grandir. Et puis j’avais envie de couleurs, qui collaient bien avec ce branle-bas de combat sentimental qu’est un premier amour. Je reviendrai ensuite à sa biographie plus chronologique, avec son adolescence, à nouveau en noir et blanc.

Emmanuel Guibert, la bouleversante biographie BD de son ami Alan

Ce qui frappe ici, c’est ce choix d’une grande illustration par double page, cette narration très épurée et la sobriété, la pudeur de l’ensemble. Plus encore que sa mélancolie…

J’ai essayé de faire peser aux mots leur juste poids. Et je veux que tout ce que j’ai ressenti, moi, face à un visage, un corps, une voix, se retrouve dans les livres. Or, il n’y a pas beaucoup de modalités disponibles en littérature à part la poésie. En BD par contre, on peut user des doubles pages, des emplacements choisis pour chaque phrase, des repos, des accélérations, des ellipses… La plupart de nos conversations avec Alan ont été enregistrées dans un chalet en bois, sans électricité, je sens encore l’odeur du bois, du jardin… Je dois essayer d’apporter tout ça dans un produit manufacturé et reproduit, mais où chaque exemplaire doit contenir les éléments lyophilisés capables de susciter la résurrection d’un homme et d’un instant. Il y a en tout cas une intention derrière chaque trait. Et je ne représente que des instants vécus. Le savoir suffit à les rendre sacrés.

On reste abasourdi par la manière dont cette rencontre avec Alan a influencé votre vie d’artiste…

Je l’explique par le fait que j’exerce un métier et un mode de vie qui me permettent de consacrer du temps aux gens: j’en profite. Et quand je l’ai rencontré, j’étais libre comme l’air. Et quand on entendait la voix d’Alan, on avait envie de rester, il émanait de lui une chaleur, comme un courant chaud dans lequel on veut continuer à se baigner. Et mon activité me permet de prolonger le dialogue avec lui, c’est une fréquentation fructueuse, ce n’est pas encore fini entre lui et moi.

Il est rare, aussi, de rencontrer quelqu’un qui se remémore à ce point tous les détails de son existence…

Après la guerre, Alan est devenu convoyeur de fonds en Allemagne; il a passé 18 mois seul au volant et profitait de ces trajets pour tester sa mémoire. Il s’est raconté sa vie à lui-même, en y repérant les mauvais embranchements. Alan ressentait une douleur intense de ne pas être artiste, d’être « passé à côté ». Je crois que ça a aussi équilibré notre amitié, moi qui étais beaucoup plus jeune, mais artiste. Il a en tout cas aimé la vie jusqu’au bout. Et si le prénom d’Alan occupe aujourd’hui encore quelques pensées dans ce vaste monde, si j’ai réussi à maintenir un processus de conversation avec lui et avec d’autres, c’est parfait: je suis là pour rencontrer des gens qui m’élèvent.

Cette relation avec Alan semble plus vivante que jamais, lui qui est décédé en 1999, six mois avant la sortie de « son » premier livre…

Ça me tord les boyaux encore aujourd’hui. Mais oui, il est vivant: j’ai encore rencontré avant-hier un de ses amis quand il avait 16 ans, je fais énormément de recherches, de repérages, de photos. En revanche, je n’ai pas pu retrouver Martha. Si elle est encore en vie, elle a 92 ans aujourd’hui.

Martha et Alan, d’Emmanuel Guibert. Éditions L’Association. 116 pages. *****

Les autres Alan

La Guerre d’Alan

3 VOLUMES, 2000 À 2008

Emmanuel Guibert, la bouleversante biographie BD de son ami Alan

« Quand j’ai eu 18 ans, Uncle Sam m’a dit qu’il aimerait bien mettre un uniforme sur mon dos pour aller combattre un gars qui s’appelait Adolf. Ce que j’ai fait. » Lorsqu’Emmanuel Guibert entame, d’abord dans la revue Lapin, le récit de La Guerre d’Alan, en 2000, le choc esthétique et narratif est déjà puissant: un récit marqué par sa voix off, son faux rythme et sa mélancolie, narrant le quotidien d’un troufion pas comme les autres et, évidemment, les horreurs d’une guerre arrachant des jeunes gens au tracé de leur existence. Succès immédiat, à la fois critique et public, pour celui qui incarne désormais, comme ses amis d’atelier Sfar, David B., Blain ou Bravo cette « nouvelle bande dessinée française » qui perdure aujourd’hui.

L’Enfance d’Alan

2012

Emmanuel Guibert, la bouleversante biographie BD de son ami Alan

Changement de décor, d’ambiance et de techniques quatre ans après la fin de La Guerre, mais encore et toujours le même homme au centre du récit. Un récit qui réinvente cette fois l’enfance d’Alan, né à Pasadena, Californie, en 1925. Une plongée encore plus mélancolique et déjà d’une beauté renversante dans une enfance globalement heureuse comme on pouvait l’être dans ces années-là, avec ces revenus-là. Une enfance fauchée par la mort de sa mère, et qui annonce déjà L’Adolescence d’Alan, à laquelle Emmanuel Guibert va désormais s’atteler.

L’autre Guibert

Si nombre d’auteurs se contenteraient facilement de la vie d’Alan pour remplir leur vie d’artiste, celle d’Emmanuel Guibert est au contraire d’une richesse infinie, avec nombre de créations très éloignées, en apparence seulement, du ton et de l’esthétique déployés dans la biographie d’Alan Ingram Cope. Guibert impressionne en réalité depuis 1992 et son premier album, Brune, qui lui demanda sept ans de travail dès la fin de ses études: le récit très réaliste et documenté de la montée du nazisme en Allemagne. Un rapport de la bande dessinée au réel qui va perdurer par la suite, bien sûr avec Alan, mais aussi avec Le Photographe, un triple album paru de 2003 à 2006 dans la collection Aire Libre de Dupuis, devenu culte et réalisé lui aussi sur base d’entretiens et de photos avec Didier Lefèvre, parti en Afghanistan dans les années 80.

Emmanuel Guibert, la bouleversante biographie BD de son ami Alan

Parallèlement, Emmanuel Guibert mène une carrière, elle aussi remarquable, dans la bande dessinée jeunesse, entre autres via deux créations menées en commun avec ses amis d’atelier, à chaque fois chez Bayard: Sardine de l’espace d’abord, et dès 2000, de courts récits de SF bourrés de références et de double lecture, qu’il mène parfois au dessin, parfois au scénario, avec Joann Sfar et Matthieu Sapin; Ariol ensuite, dont le dessin animalier est cette fois assuré par le parfait Marc Boutavant, et qui se propose -on retrouve ici ce rapport au temps, cher à Guibert- de raconter précisément 365 jours d’une année de la vie d’Ariol, petit âne bleu entouré de bons copains, dont Ramolo le porcelet. Enfin, fidèle à son serment d’amitié et à l’importance qu’il accorde aux relations humaines, Emmanuel Guibert multiplie les participations à des ouvrages collectifs et pointus, de la revue Lapin aux expérimentations de l’OuBaPo, l’Ouvroir de bande dessinée potentielle fondé par Lewis Trondheim, ou les collaborations artistiques entre amis -ainsi les trois albums des Olives noires, réalisés sur scénario de Sfar, ou encore Le Capitaine Écarlate, one-shot coréalisé avec David B. Il ne manque plus à Guibert que la présidence d’Angoulême pour jauger de son apport au 9e art. Pourquoi pas cette année?

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