Laurent Raphaël

Édito: La grande évasion

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On est repassé deux fois devant pour être certain qu’il ne s’agissait pas d’un canular. Pas de doute, La Clusaz, station familiale de Haute-Savoie perchée à 1040 mètres au-dessus du niveau de la mer -mais visiblement pas de la bêtise ordinaire-, accueille bien au coeur de son village préservé un escape game.

Dans ce théâtre grandiose, célébration organique d’une nature puissante, des gens font le choix de s’enfermer dans une pièce aveugle garnie de vilain mobilier pour résoudre les énigmes retorses qui leur permettront de sortir. Bon d’accord, il faut varier les plaisirs, proposer des occupations pour les jours de pluie, répondre surtout à la demande d’une clientèle aisée qui veut retrouver les mêmes loisirs qu’au coin de sa rue (mais pourquoi partir alors?). Mais n’est-ce pas complètement absurde? La négation même du concept de plein air qui est censé avoir guidé les citadins asphyxiés jusqu’à ces balcons alpins? Et n’est-ce pas aussi étrange et stupide que d’installer une piste de ski en plein désert?

Roland Barthes aurait eu des choses pénétrantes à dire sur le sens caché et sacré de cette nouvelle « mythologie ». On se contentera plus modestement de tirer quelques enseignements de cette frénésie de nos contemporains à se faire coffrer dans un Cluedo géant sans cadavre, sans colonel Moutarde mais avec chandelier, les décors rustiques à la Agatha Christie ayant souvent la cote dans cet univers. Sur le principe, c’est quand même un peu flippant. L’enfermement renvoie en général à la folie, à la séquestration, à l’univers carcéral, à la prise d’otage, à la punition. Il faut donc une bonne raison pour que des dizaines de milliers d’adeptes de par le monde (en 2018, la France comptait 642 enseignes pour plus de 1.500 scénarios différents) acceptent de se soumettre à cette expérience un tantinet perverse. Le défi intellectuel et la solidarité n’expliquent pas tout. Sinon un Unlock! autour de la table du salon ferait l’affaire. Se joue ici quelque chose de plus profond, de plus viscéral, de plus archaïque. Peut-être que le succès des escape games tient d’abord à l’esprit de compétition qui a ruisselé du haut vers le bas, des superstructures du néolibéralisme vers les racines de l’intime. À défaut d’espérer résoudre l’équation du sens de la vie depuis que les dieux (de la religion mais aussi du progrès) ont déserté les villes, on vient ici se mesurer à un casse-tête moins insoluble, comme pour reprendre fictivement, et pour une durée limitée, son sort en main. Le jeu agirait dès lors comme une consolation à l’enfermement existentiel qui est désormais notre lot.

Un escape game en pleine station de ski. N’est-ce pas aussi u0026#xE9;trange et stupide que d’installer une piste de ski en plein du0026#xE9;sert?

À moins qu’on ne voie dans cette pièce sans fenêtres une métaphore de l’utérus. Cette interprétation freudienne a de quoi séduire aussi: de même que le vaisseau spatial symbolise la matrice originelle dans nombre de films de science-fiction -une des bases des Alien-, l’espace clos et confiné réveillerait des sensations amniotiques. Avec à la clé aussi un accouchement/libération qui ne nous est plus imposé mais dont l’issue ne dépend que de nous…

Depuis octobre dernier, même le Louvre s’y est mis, proposant à ses visiteurs une chasse aux trésors dans l’aile Richelieu. Une manière originale de visiter la vénérable institution. Mais aussi de combiner deux fantasmes en un: celui du puzzle cérébral et celui de l’enfermement dans un musée, autre mythe culturel que l’on retrouve aussi bien chez Tardi (en particulier dans sa saga des Adèle Blanc-Sec) que La Nuit au musée, la franchise de Ben Stiller. Par la magie de la fiction, il suffit de se retrouver enfermé avec des animaux empaillés ou des tableaux de maîtres pour qu’ils prennent vie.

Reste une piste à explorer: celle de la paranoïa. Paradoxalement, l’enfermement a quelque chose de rassurant. Tant qu’on est reclus, on n’est pas exposé aux menaces du monde extérieur. Du moins en théorie puisqu’un accident en Pologne a coûté la vie à cinq adolescentes. Mais dans l’inconscient collectif, une bulle vous isole du danger. L’escape room se confond alors avec la panic room, le décor en carton-pâte avec le bunker. On retrouve ici l’imagerie de la science-fiction, qui a épuisé ce thème de l’enfermement contraint ou désiré. De là à en déduire que la prolifération des jeux d’évasion fait partie d’un vaste plan ourdi par les gouvernements pour nous préparer à une transhumance, il y a un pas de côté qu’on laissera aux complotistes. On préférera pour notre part se hisser au sommet de la chaîne des Aravis, d’où toute activité humaine paraît soudain bien dérisoire…

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