Cyril Pedrosa: « Le monde est une construction, il peut donc être autrement! »

Cyril Pedrosa: "Ce qui va advenir n'est pas forcément une catastrophe". © Chloe Vollmer-Lo
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le dessinateur français fait l’événement avec L’Âge d’or, roman graphique et conte politique à la fois follement ambitieux et populaire. Une exigence qui traverse la carrière de cet auteur-citoyen décidément inspiré.

« J’aime bien, en tant que lecteur, quand on ne me tape pas sur la tête, quand on me dit les choses gentiment, en essayant de faire appel à mon intelligence et en me laissant le choix de décider. On voulait faire ça avec ce livre: voilà ce qu’on pense, faites-en ce que vous voulez. Quant à savoir si cet album est ambitieux… L’ambition, quand je la vois chez les autres, je l’apprécie, ce n’est pas un gros mot. Il ne faut surtout pas confondre ambition et prétention. » Ambitieux mais jamais prétentieux, Cyril Pedrosa l’est assurément depuis 20 ans qu’il fait de la bande dessinée. Depuis Ring Circus (sur un scénario de David Chauvel) en 1998, le Français creuse un sillon d’une rare cohérence, mêlant un amour immodéré pour le médium BD à ses envies de dire quelque chose sur le monde et ses contemporains, quitte, comme aujourd’hui, à passer pour ce faire par un conte moyenâgeux qui fera au final plus de 500 planches! Co-écrit avec sa compagne Roxanne Moreil, L’Âge d’or (lire aussi la critique ci-dessous) ne se contente pas d’offrir un formidable récit d’aventures médiévales aux lecteurs de tous âges, emportés dans cette magnifique chanson de geste féministe qui voit une princesse tout tenter pour reprendre le contrôle de son Royaume. Il porte plus qu’en creux un véritable discours sur l’état du monde, et sur l’éternel combat qui voit se confronter, politiquement, les réformistes et les révolutionnaires.

Pas nous, mais avec nous

« Avec Roxanne, on était frappés par le vide politique qui règne actuellement, cette sensation d’effondrement des idées. On ne peut même plus dire que l’on espère un monde meilleur sans se faire rabrouer! Aujourd’hui, on te le dit et on te le répète: le monde, petit bonhomme, il est comme ça et on ne peut en changer. C’est pour nous une vraie frustration, et on avait envie de le dire à voix haute: allez vous faire foutre, le monde est une construction, il peut donc être autrement! Le monde autour de nous, on l’a construit, il peut être autre, et cet autre qui va forcément advenir. Que notre monde s’écroule, c’est normal, c’est dans l’ordre naturel des choses. Et ce qui va advenir n’est pas forcément une catastrophe: le nouveau régime n’est pas forcément pire que l’ancien. Mais c’est dur de dire ça dans un univers contemporain lié à nos déceptions, à nos échecs. On sentait qu’il fallait se décentrer et trouver, par la fiction, le moyen de parler de ce qui nous préoccupe depuis des mois. Et dans L’Âge d’or , si on donne des arguments à tous les points de vue, on assume le nôtre: c’est très bien, par exemple, de vouloir que les cadences infernales soient moins infernales, mais ne faudrait-il pas simplement éliminer les cadences? Pour autant, je ne pense pas qu’on y fait les malins. Avec Roxanne, on ne prétend à rien, on raconte de la fiction, on crée de l’imaginaire pour le partager avec les gens. C’est ça notre job. La politique, ce n’est pas nous, mais ça peut être avec nous. Et toujours, il faut que ce soit l’action qui raconte, c’est ça qui en fait, éventuellement, une bonne BD. »

Cyril Pedrosa:

Des « bonnes BD » mêlant divertissement et questionnements personnels, Cyril Pedrosa n’en finit plus d’en produire. Si on reconnaissait déjà l’auteur derrière le bobo écolo qu’il brocardait avec gags et délectation dans Autobio en 2008 chez Fluide Glacial, c’est avec Portugal, en 2011, que sa carrière a pris une autre dimension. Un premier roman graphique et autobiographique, déjà chez Aire Libre, qui l’a délivré définitivement de l’habituel carcan BD, l’affranchissant de toutes limites graphiques ou narratives -réflexion très personnelle sur la solitude publiée quatre ans plus tard, Les Équinoxes annihilait ainsi les habituelles frontières entre littérature et BD. Une liberté de création devenue nécessaire à l’auteur, qui n’en oublie pas pour autant son amour de la fiction et de la chose populaire: « Ma culture BD, celle qui m’a donné envie d’en faire, tient autant de Mickey que d’Astérix. Astérix est pour moi l’exemple parfait: des récits d’une intelligence et d’une générosité énormes, mais qui s’adressent à tout le monde, qui ne sélectionnent pas leur public. A contrario, les livres qui ne s’adressent visiblement qu’à dix personnes, à une élite, avec des codes pour écarter plein de gens, ça me rend fou, parce qu’on y sent l’enjeu: garder le pouvoir. Et c’est pour ça que la BD est cool: il n’existe pas beaucoup de bandes dessinées qui ne s’expriment que dans des cercles fermés. C’est un médium historiquement populaire, qui s’est construit là-dessus, et qui doit le rester. Même si ça demande un compromis permanent: c’est à la fois mon espace de création et mon gagne-pain. »

Cyril Pedrosa se donne en tout cas les moyens de cette ambition, nourrie par sa formation à l’école des Gobelins et ses premières années passées dans les studios Disney. Habitué des aventures collectives -il fut aux fondations de la revue de bande dessinée numérique Professeur Cyclope et de la Maison Fumetti installée à Nantes-, il a également créé sa petite maison d’édition, La vie moderne, déjà avec Roxanne Moreil, pour y créer des contenus moins immédiatement « bankables » mais infiniment créatifs,  » même si là aussi on n’est pas tout à fait déconnectés de l’économie. Mais j’aime en tout cas me dire que je ne suis pas obligé de faire de la bande dessinée si je n’ai rien à dire. Je peux trouver d’autres moyens de gagner ma vie. »

L’indispensable âge d’or

Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil ne se contentent pas de réinventer le récit médiéval: ils bouleversent les codes des BD d’aventures et du roman graphique.

Cyril Pedrosa:

Il était une fois un auteur qui, depuis quelques années, ne peut se contenter de « faire de la BD ». Depuis Portugal, son déjà énorme roman (autobio)graphique, en 2012, chaque album de Cyril Pedrosa ( lire aussi son portrait page 4) devient un événement et une oeuvre ambitieuse. On se demandait ainsi comment, en tant que dessinateur, il pourrait aller plus loin ou plus haut que Les équinoxes, son dernier et formidable récit graphique en date. La réponse est venue avec cet impressionnant âge d’or: soit 230 planches formant la moitié seulement (!) d’un récit à bien des points de vue extraordinaire, à la fois roman graphique en deux parties, récit d’aventures épiques, utopie médiévale, conte politique, chanson de geste féministe et féerie visuelle. Bref, une grande oeuvre qui dépasse le cadre de la seule bande dessinée et qui ne pourra que faire date -si le public les suit.

Le prix de la révolution

Il était donc une fois un royaume accablé par la disette et les intrigues de la cour. À la mort du vieux roi, sa fille Tilda s’apprête à monter sur le trône, avec la volonté de mener les réformes qu’elle estime nécessaires et suffisantes. Mais un complot mené par son jeune frère et téléguidé par d’autres la pousse soudain à l’exil. Bien décidée à reconquérir son royaume avec l’aide de deux fidèles compagnons, Tilda devra mettre la main sur un étrange trésor caché, qui a hanté son roi de père jusqu’à son dernier souffle. Or, pendant ce temps, les révoltes paysannes grondent, des communautés se forment et nombreux sont ceux qui se réfèrent à l’âge d’or pour mener leur propre révolution, un temps légendaire « où vallées et montagnes n’étaient entravées d’aucune muraille » et « où les hommes allaient et venaient librement« . Une utopie que certains aimeraient voir devenir réalité. Mais à quel prix?

Si on ne le saura que dans le second tome de ce récit, on sort déjà un peu abasourdi du premier, tant par ses ambitions que par les moyens mis au service de celles-ci. Si l’écriture à quatre mains de ce roman graphique est en soi, déjà, une très grande réussite (l’ampleur du sujet n’écrase jamais le plaisir d’une lecture très fluide), ce sont surtout les choix graphiques osés voire radicaux de Cyril Pedrosa qui marquent les esprits. Tout en gardant la souplesse et la vivacité d’un trait tout en courbes appris et rôdé dans les studios Disney au début de sa carrière, le Français multiplie les audaces inspirées de l’esthétique médiévale: grandes vues d’ensemble dont la narration interne rappelle les tapisseries, utilisation répétée de traits colorés en lieu et place des habituels traits noirs, explosion de couleurs très contrastées se référant à la broderie et à l’enluminure… Cyril Pedrosa vit lui aussi son âge d’or. Reste à espérer que le public suivra l’initiative -un récit à la fois politique et d’aventures, populaire et pointu, médiéval et moderne, classique et féministe… Une révolution qui a un prix: 32 euros le volume, exactement.

  • L’âge d’or (tome 1). De Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil, Éditions Dupuis, 232 pages. ****(*)

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