Brecht Evens nous a ouvert les portes de son nid parisien

© RENAUD CALLEBAUT
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Brecht Evens réalise un nouveau tour de force graphique en suivant sur une nuit trois personnages qui vont se perdre ou se réinventer à l’ombre des néons d’une ville amniotique. L’artiste flamand, qui vit à Paris, nous a ouvert sa porte.

Brecht Evens vient de décrocher au festival BD d’Angoulême le Fauve – Prix Spécial du Jury pour son album Les Rigoles. L’occasion de relire cet entretien que nous publiions dans nos pages en octobre dernier.

Pour rencontrer Brecht Evens, il faut commencer par prendre de la hauteur. « Septième étage sans ascenseur« , nous avait-il prévenu. Alors on grimpe en ayant une pensée émue pour le fêtard qui rentre chez lui avec quelques verres dans le nez. À chaque palier il doit maudire le Baron Hausmann…

Arrivé au sommet, on reprend son souffle avant de sonner. Un grésillement métallique étouffé à l’intérieur et puis rien, le silence. Le dessinateur flamand aurait-il oublié notre rendez-vous? À peine le temps de se faire un mauvais film qu’un grand gaillard au visage pâle ouvre la porte et nous invite timidement à entrer. Avec ses cheveux longs et son bouc, il ferait un mousquetaire tout à fait crédible. Pas de trace de cape ni d’épée pourtant dans ce qui est à la fois le domicile et l’atelier de l’artiste né à Hasselt en 1986 et passé par l’Institut supérieur des beaux-arts Saint-Luc à Gand, mais exilé à Paris depuis 2013 après avoir vécu, entre autres, à Bruxelles.

Prix du mètre carré oblige, le tour du propriétaire est vite fait. Deux pièces en enfilade -une chambre et un salon-cuisine-bureau-, plus une salle de bain de poche dans un recoin. Spartiate mais à haute valeur sociale. Surtout dans ce quartier prisé du XXe arrondissement, en plein Boboland comme diraient les dessinateurs Dupuy et Berberian. C’est en découvrant la vue de part et d’autre de l’appartement qu’on comprend que l’ascension quotidienne vaut sans doute la peine. D’un côté, le Paris historique, ses toits, son horizon de carte postale, de l’autre, Belleville, sa faune et sa flore cosmopolite, son relief accidenté, et au-delà, en pointillé, le début des zones périurbaines, un autre monde, loin, très loin de l’effervescence qui règne ici.

« Je ne me suis jamais imaginé acheter un appartement, confie-t-il, mais ma galeriste m’a dit un truc qui m’a fait flipper: elle avait vu des artistes qui n’avaient plus de succès à 50 ans et avaient sombré dans l’alcool éviter de finir dans la rue grâce au bien qu’ils avaient acheté. » Il fallait bien ça pour motiver ce noctambule à assurer ses arrières. Car on se figure assez mal l’auteur surdoué et précoce des Noceurs (Actes Sud BD, 2010), première claque visuelle avant d’enfoncer le clou avec Les Amateurs (Actes Sud BD, 2011) et Panthère (Actes Sud BD, 2014), se rendre chez son courtier pour souscrire une épargne-pension. Encore moins après avoir avalé d’un trait Les Rigoles, son nouvel album-monde, tout à la fois ode à la nuit, odyssée urbaine, grande kermesse picturale, célébration du présent instantané, manuel de sociologie et puissante expérience sensorielle. Un pavé psychotrope entremêlant sur un mode hyperexpressionniste mais toujours fluide narrativement les aventures de trois personnages se perdant dans Les Rigoles pour mieux se retrouver, mais la tête à l’envers, au petit matin blême.

Ne cherchez pas sur une carte la ville Les Rigoles, elle n’existe pas. Brecht Evens a tout simplement repris le nom du café-restaurant du coin où il a ses habitudes. Avec ses bars animés et ses clubs extravagants, elle incarne une sorte de vision fantasmée et paroxystique de la métropole moderne, empruntant ses traits et son architecture anarchique aussi bien à Belleville, à Pigalle, à Bruxelles -on y croise un karaoké Castafior ou l’enseigne Moeder Lambic…- qu’à Hong Kong.

La fête de trop

Si l’effet de sidération doit beaucoup à l’incroyable maîtrise technique de cet aquarelliste hors pair qui multiple les audaces formelles en brassant tous les styles, de la peinture flamande classique au cubisme, plus proche en cela de la démarche d’un plasticien que d’un l’auteur de BD classique, il est redevable aussi à l’état d’esprit du jeune homme au moment de se lancer dans cette ambitieuse entreprise de construction/déconstruction de l’art séquentiel. « Il y a deux raisons pour lesquelles j’ai fait ce livre: d’abord ça faisait longtemps que je voulais faire un album épais et ambitieux que je pourrais vraiment appeler un roman graphique, sans gêne dans la voix. Ce qui impliquait d’utiliser toutes les possibilités graphiques à ma disposition. Et puis il y a la dépression que j’ai traversée au moment où je commençais à travailler sur ce projet, en 2014. Plus rien n’avait de potentiel à mes yeux, je n’avais plus aucun tiroir en moi où déposer les choses que je voyais ou que j’entendais. Tout glissait sur moi. Quand j’ai réussi à me reconnecter au monde extérieur, que j’ai recommencé à ressentir des émotions, j’ai eu envie de tout noter frénétiquement tellement j’étais soulagé d’avoir enfin la vue dégagée, de sortir de moi, de mon enfermement. Après la phase dépressive, j’avais droit à la phase maniaque. Une expérience extrême que traduit bien Enter the void , le film de Gaspard Noé. Mon album raconte cette expérience bipolaire. Je peux même le dire: il m’a servi de thérapie. »

Entre deux cigarettes, Brecht Evens explique avec franchise en être arrivé là après avoir sérieusement brûlé la chandelle par les deux bouts. Trop de sorties, trop de fêtes, trop de drogues surtout. « Je me suis installé à Paris pour être là où ça se passe, au coeur du volcan, même si en réalité je ne bougeais pas beaucoup du XXe arrondissement, qui est un peu une ville dans la ville. Encore aujourd’hui, je descends très rarement dans le centre de Paris. » À force de tirer dessus, l’élastique a fini par lâcher. « J’ai épuisé mes réserves en sortant et en consommant de la drogue chaque week-end. En l’occurrence de la MDMA, une substance qui circule beaucoup dans les milieux festifs. En général, on a le contrecoup pendant un ou deux jours. Mais chez certaines personnes plus sensibles, ça peut dégénérer en maniaco-dépression. »

Brecht Evens nous a ouvert les portes de son nid parisien
© BRECHT EVENS

Une valse à deux temps qui innerve ce roman graphique où les vues stroboscopiques alternent avec des scènes intimistes et où les tableaux techniquement sophistiqués succèdent aux planches ultra dépouillées. Une mosaïque savamment orchestrée de plans larges et de zooms, d’accélérations et de temps suspendus, en écho à la pulsation en montagnes russes des grandes villes.

Avec ses gestes souples et son côté malicieux, notamment quand il retourne la question à son interlocuteur avec un petit sourire dans la voix, on se dit que finalement Brecht Evens ressemble finalement moins à d’Artagnan qu’à un félin aux manières délicates de dandy. Un côté bohème et néoromantique qui déteint sur la façon très personnelle qu’il a de digérer les influences. Si son univers aux couleurs chatoyantes rappelle à première vue le délié d’un Matisse ou la palette suave d’un David Hockney, son terrain de jeu est en réalité bien plus vaste. Il se plaît à multiplier les hommages/citations, confinant au jeu de pistes, plutôt qu’à se fondre intégralement dans un style particulier dont il deviendrait vite prisonnier. C’est cette liberté de papillonner dans l’histoire de l’art qui fait sa singularité. Et lui permet d’apprivoiser les formes de récit les plus variées, du conte pour enfants dans Panthère à la chronique kaléidoscopique d’une nuit d’été en ville dans Les Rigoles. Ses livres, et celui-ci en particulier, recèlent ainsi des trouvailles géniales. Pour camper des serveurs pris dans une bagarre générale, il lorgne la chorégraphie des samouraïs aperçue sur une estampe japonaise, pour capturer en un coup d’oeil la vie d’un immeuble, il va voir du côté de l’art minimaliste persan. Sans oublier pour autant ses racines avec ces fresques breugheliennes fourmillant de mille détails. Imprégné de son époque, le Bellevillois mélange les épices artistiques du monde entier, mitonnant une BD fusion savoureuse qui enchante les papilles. Même s’il ne crache pas sur la BD classique, avouant même se replonger avec bonheur dans un Astérix pendant ses vacances. « Pas juste par nostalgie mais parce que c’est de la pure détente. Goscinny et Uderzo me rappellent qu’il ne faut jamais oublier le lecteur, rester proche de ses personnages et ne pas être trop violent. »

Une poire pour la soif

On s’étonne de voir traîner sur la table du salon un exemplaire bourré de marque-pages de La vie mode d’emploi, le chef-d’oeuvre de Georges Perec. « Mon intention est assez similaire à la base: saisir la totalité du monde. Mais après je suis parti sur quelque chose de beaucoup plus personnel. Je ne pourrais même pas dire que j’aime Perec car je n’ai pas tout compris. »

Distanciation et modestie caractérisent le jeune trentenaire qui ne cache pas son admiration pour deux auteurs indés qui carburent à l’absurde: l’Américain Ben Katchor et le Belge Olivier Schrauwen. Ils habillent leur ironie mordante dans un style graphique épuré comme du Little Nemo ou du Yellow Kid. Une incitation sans doute pour Brecht Evens à mettre la pédale douce sur les dessins qui chercheraient un peu trop à en mettre plein la vue. Pas évident quand on travaille sans filet, à l’intuition, et qu’on multiplie les techniques, de l’aquarelle à la gouache en passant par la sérigraphie, le feutre ou les pastels. « La virtuosité doit toujours servir l’histoire, insiste l’artiste . Dans Panthère , je n’ai pas hésité à faire simple car le récit s’y prêtait. Ici, je pouvais me permettre des tableaux plus spectaculaires pour illustrer l’électricité de la ville. Mais sans en faire trop non plus, j’ai d’ailleurs volontairement limité les doubles pages. »

Reste que les planches qui claquent, c’est aussi ce qui le fait vivre. Sur le marché de la BD, ses originaux qui pourraient facilement passer pour des tableaux se vendent bien. C’est ce qui lui assure d’ailleurs l’essentiel de ses revenus. Bien plus que les albums. Un dessinateur ne peut de toute façon plus se permettre de snober ces débouchés annexes. On l’a ainsi vu collaborer avec Louis Vuitton pour un Travel book ou customiser comme d’autres artistes la fameuse boîte du Caprice des dieux. Une autre forme de reconnaissance de son talent. Comme la fresque murale commandée par la ville de Bruxelles. « Je mets des limites. Il faut que la collaboration reste cohérente avec mon travail, on ne me verra pas sur le plateau de Slimste Mens à la télévision flamande, entre un politicien de droite et un artiste en train de faire le guignol pour espérer vendre plus de disques ou de livres. » Ces à-côtés mettent du beurre dans les épinards et lui garantissent son indépendance sur le terrain de la BD. Où il peut continuer à faire « de l’infusion plutôt que de la diffusion« , contrairement à ces gros éditeurs qui pilonnent le marché avec des séries formatées.

Après quatre années complètement habitées par son projet, il aspire à prendre un peu de vacances. Avant peut-être de se lancer dans l’animation. « En collaborant récemment sur deux tournages, je me suis rendu compte qu’on pouvait faire des choses très expressives sans passer par la lourdeur répétitive de la production classique. » Pour la bande-son, il pourra sans doute compter sur Flavien Berger, qui signe l’emballage sonore du trailer des Rigoles. On se prend à rêver que tout ce petit monde attachant et borderline qui peuple l’album se mette en mouvement. Promis, on regrimpera sans broncher les sept étages pour en discuter…

Les Rigoles

De Brecht Evens, éditions Actes Sud BD, 336 pages. ****(*)

Brecht Evens nous a ouvert les portes de son nid parisien

En trois albums (Les Noceurs, Les Amateurs et Panthère), il a mis tout le monde dans sa poche. Une réputation flatteuse assise sur un style flamboyant, baroque et poétique, sorte de spectacle pyrotechnique permanent capturant aussi bien Picasso et Chagall qu’Ensor dans son shaker d’aquarelles. Ces ingrédients tapissent Les Rigoles, dont l’arc narratif -le récit choral d’une nuit de folie dans une grande ville- rappelle évidemment Les Noceurs, mais avec des échappées récurrentes vers le fantastique qui ravivent aussi le souvenir encore frais de Panthère. Pavé de fulgurances graphiques tantôt intimistes, tantôt luxuriantes, l’histoire entrelace les trajectoires d’une poignée de personnages que la nuit engloutit. La géographie cinétique s’articule autour de quelques ports d’attache où se croisent ces destins: un restaurant branché et surtout le Disco Harem, boîte de nuit et temple arty de ce Pigalle impressionniste. Une fresque endiablée et follement ambitieuse qui ne serait qu’un exercice de style virtuose si Evens n’ajoutait à sa vision stéréoscopique une piquante et souvent hilarante observation des moeurs contemporaines, dialogues déjantés à l’appui, captés par bribes au milieu du tumulte des conversations. La nuit agit comme un accélérateur de particules, révélant les failles béantes comme les désirs muselés. À l’image de Rodolphe, alias Baron Samedi, qui entame son marathon nocturne au creux de la vague et renaît en prince de la fête insatiable, témoin direct de la maniaco-dépression qui a failli mettre définitivement l’auteur hors-jeu. Chaque planche explose à la figure ou au contraire aspire tout entier le regard, au rythme des pulsations frénétiques de cette jungle urbaine. Du grand art.

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