Le canular Sokal au carré: cette supercherie académique américaine qui fait péter les comms!

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Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Aux États-Unis, trois chercheurs ont réussi à publier de grosses idioties dans de prestigieuses revues de sciences sociales. Depuis sa révélation, cette supercherie polarise l’opinion: humour de droite en roue libre pour les uns, preuve ultime des dérives de la justice sociale pour les autres. Ce qui revient en fait à carrément zapper le fond du problème, selon ce Crash Test S04E22.

Ils s’appellent Helen Pluckrose, Peter Boghossian et James Lindsay et on leur doit un canular d’envergure qui n’en finit pas de faire des vagues depuis qu’il a été médiatisé en octobre 2018. Celui-ci a pour nom le « Grievance Studies Hoax », traduit en français par le « canular Sokal au carré »; en souvenir de la célèbre supercherie scientifique des années 90 ourdie par le physicien Alan Sokal afin de dénoncer la frontière ténue entre sciences et pseudosciences dans le domaine de la physique quantique. Pas de neutrinos et de champs morphogénétiques ce coup-ci, l’arnaque du trio portant sur une vingtaine de fausses études sociologiques rédigées dans l’unique but de piéger plusieurs revues universitaires spécialisées dans les gender et autres cultural studies. « Selon les trois chercheurs, nous résume Wikipédia, ce champ d’études est corrompu par une idéologie qui, au nom de la dénonciation d’oppressions de toutes sortes (sexistes, homophobes, raciales…) renonce à toute forme d’honnêteté intellectuelle. »

La méthodologie adoptée par les trois chercheurs est plutôt fun: durant dix mois, ils ont donc rédigé vingt études complètement fantaisistes et même outrageusement pinpons. Un article « scientifique » proposait ainsi l’invention du bodybuilding « inclusif », afin que cette discipline cesse d’être oppressive envers les obèses et les feignasses. Un autre papier part du postulat que lorsqu’un homme se masturbe en pensant à une femme sans lui avoir demandé son consentement, c’est une agression sexuelle. La solution proposée: encourager les hommes à utiliser des sex-toys anaux, afin de non seulement entraver cette culture du viol mais aussi de lutter contre l’homophobie et la transphobie. Troisième « paper » cité non sans fierté par les chercheurs rigolards: la réécriture d’un chapitre de Mein Kampf en truffant le texte de termes féministes à la mode et en y remplaçant le mot « juif » par le mot « homme ». Tout cela signé sous de faux noms et ensuite soumis à de prestigieuses revues universitaires de sociologie. Avec un beau score à la clé: seulement six articles ont été rejetés, sept étaient toujours en phase de relecture lorsque la supercherie a été révélée, trois allaient être publiés et quatre l’ont vraiment été. C’est une pseudo-étude sur la « culture du viol chez les chiens dans les parcs de Portland, Oregon » qui a mis fin à l’expérience. Tentant sans succès de tracer et de contacter son auteure fictive, le Wall Street Journal a conclu à une très probable supercherie, dont Twitter s’est ensuite fort amusée.

Peter Boghossian, le seul du trio à être salarié plutôt qu’indépendant, a depuis quelques ennuis avec ses supérieurs académiques, qui l’accusent de falsifications scientifiques. On reproche également aux chercheurs leurs liens avec l’intellectual dark web, une étiquette qui regroupe des gens ayant en réalité des positions politiques assez hétérogènes mais partageant tous la particularité de beaucoup plaire au public conservateur, y compris l’alt-right. Si le message des trois chercheurs est effectivement plutôt de droite (ainsi que leur humour, allez), il ne faudrait toutefois pas faire l’erreur d’un peu trop vite les caricaturer en « dirty tricksters » faisant le lit des extrêmes. Leur combat est plus intellectuel que politique. D’après eux, la dénonciation d’oppressions de toutes sortes (sexistes, raciales, post-coloniales, homophobes, transphobes, grossophobes…) est trop souvent malhonnête et biaisée. Autrement dit, bidon. Tout simplement bidon. Je ne parle là pas d’avoir un avis et de le défendre. Je parle du matériau qui servirait à se fabriquer cet avis: la recherche, les études, les statistiques… Si tout cela est bidon, il est indéniable que nous avons un problème, Houston.

Fort drôle mais aussi drôlement inquiétant

Ce qu’entendait dénoncer le trio de chercheurs est donc moins une mainmise de la gauche « post-moderniste » sur le monde académique américain que l’amont de conneries que laisse publier une crédulité et une fainéantise intellectuelle généralisées. Dans « Réactions humaines à la culture du viol et performativité queer au sein des parcs à chiens de Portland, Oregon », les trois chercheurs se sont bien marrés en inventant « une culture du viol rampante chez les chiens » et une « oppression systémique » à l’encontre de certaines races. C’est balourd mais potache. Quand cet article pourtant totalement délirant est qualifié « d’incroyablement innovant, riche en analyse, extrêmement bien écrit et organisé » par la prestigieuse revue Gender, Place & Culture, on peut continuer de rigoler mais il y a déjà comme un malaise. Et quand cette même revue considère le papier sur les chienchiens comme l’une de ses 12 meilleures publications de 2018, ça reste certes fort drôle mais c’est quand même aussi drôlement inquiétant. Or, Pluckrose, Boghossian et Lindsay en prennent quand même pas mal dans la tronche depuis leurs « coups ».

Citons une critique qui résume assez bien toutes les autres: « Alors maintenant qu’on a bien rigolé, posons-nous la question suivante: de qui se moque-t-on?, se demandait ainsi Guillaume Erner sur France Culture. Car ce canular n’est pas le premier, et ce sont toujours des mêmes que l’on se moque, autrement dit des constructivistes sociaux. Pour le dire simplement, il existe deux manières d’appréhender la réalité humaine, l’une considère qu’elle est faite de normes et de conventions choisies par les individus pour les individus — ça c’est le constructivisme — tandis que d’autres considèrent que ces pratiques ont des sources naturelles, biologisant ainsi l’origine des pratiques sociales. Or, ce sont toujours des constructivistes que l’on se moque, alors que les naturalistes peuvent être tout aussi ridicules, ayant recours à un jargon pseudo darwinien pour enfoncer des portes ouvertes ou défoncer des problèmes complexes à coups de raccourcis saisissants. Chez les pseudo constructivistes, le pénis est responsable du réchauffement climatique, chez les pseudo naturalistes, le pénis est naturellement polygame; deux assertions aussi ineptes l’une que l’autre. Pourtant le constructivisme a sa dignité, Machiavel était un constructiviste, le naturalisme aussi, pour peu qu’on les manie avec rigueur et non pour aligner du verbiage. Voilà pourquoi maintenant j’attends, pour faire bonne mesure, un canular impliquant cette fois ci le ridicule naturaliste. »

Si je cite ceci, c’est parce que cela semble très malin alors que cela ne fait que prendre position: plutôt contre. Or, il n’y a pas à prendre position. On peut blablater à l’infini sur les motivations du trio, leur méthodologie, le goût douteux de leur humour… Ça, oui. Il n’empêche qu’Helen Pluckrose, Peter Boghossian et James Lindsay ont mis le doigt sur un truc, un gros, et qu’il n’y a pas spécialement besoin d’être de droite ou de gauche, constructiviste ou naturaliste, pour s’inquiéter de ce qu’implique leur découverte. On parle bien de journaux scientifiques de prestige qui n’arrivent plus à distinguer une étude scientifique réelle d’une pure couillonnade ou, pire, publient la pure couillonnade pour des raisons idéologiques et/ou commerciales sans trop se soucier des répercussions, notamment sociales, que cela pourrait avoir. Ça, c’est un fait. Les avis des uns et des autres, après, ça tiendrait bien un peu trop du cirque habituel…

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