En images: Stanley Kubrick photographe, Eyes Wide Open

L'excentricité avait sa place dans Look. Et notamment celle qui s'invite à une soirée de la Contemporary Art Association de Philadelphie (l'une des rares infidélités de Kubrick à New York). Parmi les vêtements tableaux et les toilettes improbables, Kubrick capte ce déguisement cubiste. Comment ne pas y voir une forme de prémonition? L'oeil géant renvoie au voyeurisme qui sera justement l'un des thèmes de prédilection de l'univers kubrickien, hantant aussi bien Orange mécanique que Eyes Wide Shut. © SK FILM ARCHIVES/MUSEUM OF THE CITY OF NEW YORK
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Si c’est en forgeant qu’on devient forgeron, c’est apparemment en aiguisant son oeil qu’on devient l’un des plus grands cinéastes du XXe siècle. Avant de semer ses pépites sur le sentier de la gloire cinématographique, le maître Kubrick fut d’abord Stanley, jeune photojournaliste new-yorkais écumant dans la seconde moitié des années 40 toutes les couches sociales de sa ville natale pour le compte de Look, magazine d’actualité à gros tirage s’attachant à montrer le monde sous toutes ses facettes, les plus clinquantes comme les plus ordinaires, à la différence de son grand rival Life, aux ambitions journalistiques plus « nobles ».

C’est son père, cardiologue et photographe amateur, qui lui transmet la passion de l’image fixe, scellée le jour de ses 13 ans quand il reçoit un Graflex professionnel. Ambitieux et visiblement doué, le futur réalisateur d’Orange mécanique ou de 2001 réussit en 1945 à vendre sa première photo à Look -un vendeur de journaux l’air défait entouré de titres annonçant le décès du Président Franklin D. Roosevelt. Il n’a alors que 17 ans et il est encore au lycée, où il ne brille guère d’ailleurs. Comme il le racontera plus tard, il n’a pas hésité à demander au kiosquier de paraître plus déprimé qu’il ne l’est pour accentuer la dramaturgie de l’image. À croire qu’un metteur en scène sommeille déjà en lui…

L’ado ne s’arrêtera pas là. En 1946, sa ténacité est récompensée: il est engagé comme apprenti par le magazine. De 1945 à 1950, sous l’aile de vieux briscards comme Arthur Rothstein et John Vachon, deux anciens de la Farm Security Administration (cette antenne gouvernementale qui a initié le portrait XXL de l’Amérique rurale post-Grande Dépression), Stanley va apprendre toutes les ficelles du métier, et surtout affûter son regard et poser les bases morales et esthétiques de son oeuvre.

Galop d’essai

Égrenant chronologiquement ses reportages, ceux publiés et les nombreux autres restés dans les tiroirs, le livre À travers un autre objectif: les photos de Stanley Kubrick, auquel fait écho une expo au Museum of the city of New York (qui n’a sans doute rien à envier à celle que le Musée des Beaux-Arts de Bruxelles consacrait en 2012 à ce versant méconnu de la carrière de Kubrick), offre une vue imprenable sur la matrice d’un génie du septième art. S’il y a à boire et à manger dans ce défilé de trognes, d’anonymes, de scientifiques, de wannabes, de femmes fatales, de boxeurs, très vite se devinent les lignes de force qui hanteront ses longs métrages, comme si le photographe était moins au service d’une représentation fidèle du monde que le monde n’était au service de ses propres obsessions. Passionné par l’humain, Stanley s’en donne à coeur joie dans l’effervescence d’après-guerre, aussi à l’aise avec les stars qu’avec les inconnus, comme ce petit cireur de chaussures dont il transforme l’existence miséreuse en épopée.

Sous le haut patronage spirituel de Weegee, LE protographe de rue de l’époque, ses incursions dans les milieux les plus divers sont prétexte avant tout à raconter des histoires, souvent servies en vignettes décomposant l’action comme une ébauche statique de cinéma, le tout ostensiblement chorégraphié, Kubrick se souciant plus de l’effet produit que de dire la vérité, rien que la vérité. Formellement, cette réappropriation du médium est encore plus manifeste. En particulier quand il se met à mitrailler en extérieur. Que ce soit pour dépeindre la vie d’un cirque, théâtre d’expérimentations folles sur la profondeur de champ, ou pour raconter le tournage de La Cité sans voiles de Jules Dassin, prétexte à travers un ballet entre scènes du film et plans larges sur les curieux attirés par le remue-ménage à une réflexion sur le voyeurisme.

Avec le recul, ces années ressemblent à un énorme brouillon, une sorte de storyboard fiévreux des films qui jalonneront par la suite sa carrière phénoménale. Le premier d’entre eux, un documentaire sur le boxeur Walter Cartier, est d’ailleurs un prolongement d’un reportage pour Look au cadrage virtuose et à l’ambiance polardeuse annonçant L’Ultime Razzia. Avec la même assurance qu’à ses débuts, mais désormais solidement outillé pour donner corps à ses visions, il tourne la page du photojournalisme pour en ouvrir une nouvelle, grandiose et superlative.

Les exemples repris ici donnent un aperçu de ce que le cinéaste Kubrick doit au photographe Stanley.

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