Critique théâtre: Festen sur les planches

Michel Kacenelenbogen © Marianne Grimont
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Alain Leempoel mise sur une proximité extrême entre public et acteurs pour adapter au théâtre Festen, le film choc de Thomas Vinterberg. Et ça marche. Le malaise où sont volontairement plongés les spectateurs en est d’autant plus grand.

On arrive sur le site de l’hippodrome de Boitsfort, où est monté le grand chapiteau en bois accueillant Festen. Bonheur: un parking a été prévu. Près d’une aubette, un jeune homme sympathique nous tend un billet bleu numéroté. « Le parking c’est 5 euros. » Ah, bon. Une fois la voiture garée, un petit tour aux toilettes s’impose avant d’entrer. Une affichette signale que le service est facturé 50 centimes. Ah… Au-delà de la billetterie, le comptoir d’un bar s’étale joliment. « Une bière? C’est 4 euros. » Eh bien… Dans la salle, les spectateurs qui ont choisi de s’offrir en prime le menu trois services à 30 euros (hors boissons) servi à partir de 19 heures terminent leur dessert. Eux sont installés par table de dix sur le plateau circulaire central, au plus près de la grande table constituant le coeur de l’espace, la table de ce Festen (« fête » en danois) célébrant les 60 ans de Helge. Autour se déploient trois rangées de chaises et, derrière, de petites alcôves dotées d’une table, pour une jauge totale de 400 personnes.

En costume et noeud-pap, Helge en personne (Michel Kacenelenbogen) vient souhaiter la bienvenue aux invités, que nous sommes tous, mais qu’incarnent surtout les comédiens. Tiens, les voilà qui arrivent d’ailleurs, toutes générations confondues, des seniors blanchissants aux enfants. Ils sont une vingtaine. À voir cette petite foule, on comprend l’effort pécunier exigé au spectateur. Il a fallu des années au comédien, metteur en scène et producteur Alain Leempoel pour boucler le budget de ce vieux rêve: porter au théâtre, dans la plus grande proximité possible, le fameux film de Thomas Vinterberg, le premier sorti sous le label du strict Dogme95 et Prix du Jury au Festival de Cannes en 1998. Au final, le rêve s’est réalisé grâce au Tax Shelter, étendu récemment aux arts de la scène.

Mais laissons là les considérations financières et concentrons-nous sur le spectacle, très fidèle au film. Les enfants de Helge arrivent en premier, accueillis par Lars, le majordome: Christian (Tristan Schotte), l’aîné, qui vit à Paris, Hélène (Stéphanie Van Vyve), et puis le cadet Michaël (Virgile Magniette), avec femme, fils et fille. « C’était un enterrement génial! » s’exclame d’emblée la soeur. On comprend au fil des répliques que la mort récente de Linda, jumelle de Christian, entache un peu l’anniversaire. Dans une mesure qui ne fera que grandir au fil des minutes. Pour ceux qui n’ont pas vu le film, ou ne s’en souviennent pas, on ne dévoilera pas trop l’intrigue aux multiples sursauts. On dira seulement que les abus de pouvoir, actes de mépris, racisme, misogynie et hypocrisie crasse du patriarche Helge et de certains membres de sa famille, s’ils semblent énormes accumulés ainsi (la chanson de tante Bent!), forment un miroir concave de tous les abus de pouvoir, mépris, racisme, misogynie et hypocrisie pratiqués tous les jours à l’échelle mondiale par ceux qui ont le privilège d’appartenir à la « classe supérieure ». Une métaphore qui fait de Festen une oeuvre éminemment politique. Et cette scénographie voulue par Alain Leempoel où nous participons tous au banquet, de près ou de loin, si elle n’est pas toujours pratique (impossible pour un spectacle à 360 degrés d’être parfaitement visible par tous, dans tous ses détails), nous place d’office dans la peau de complices de silences meurtriers. « Ignore-le, fais comme s’il n’était pas là », ordonne Helge à son fils cadet. Festen commande inversement de se sortir la tête du sable et, pourquoi pas, de tendre une main secourable.

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