Styx: une femme à la mer

La rencontre violente entre deux conceptions opposées du paradis. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Wolfgang Fischer plonge au coeur du drame des réfugiés à la suite d’une navigatrice solitaire émergeant d’une tempête face à un cargo en perdition. Acéré.

Nul n’a oublié Fuocoammare, documentaire de Gianfranco Rosi jetant une lumière crue sur le drame des réfugiés. Cette réalité, elle se trouve aujourd’hui au coeur de Styx, du cinéaste allemand Wolfgang Fischer. Lequel, s’il l’aborde par le biais de la fiction, est aussi animé par un souci constant de vérité, avec pour résultat une expérience de cinéma immersive à l’impact surmultiplié. Ce projet, le réalisateur et sa coscénariste, Ika Künzel, ont commencé à le caresser il y a neuf ans déjà, la tiédeur des financiers en différant toutefois l’aboutissement. « Même si elle n’avait pas encore l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui, la crise des réfugiés était déjà présente, et il était évident que le sujet des migrations allait nous occuper pendant les années à suivre, explique-t-il, de passage au festival de Gand. Nous avons donc voulu faire un film à ce propos, sachant d’entrée de jeu qu’il s’agirait aussi d’un film sur nous-mêmes, questionnant qui nous sommes, mais aussi qui nous voulons et qui nous devons être dans le monde d’aujourd’hui. »

Ces enjeux existentiels, ils se cristallisent autour de Rike, médecin urgentiste et navigatrice solitaire, partie à la poursuite de son Graal, l’île de l’Ascension, au milieu de l’Atlantique. Et qui, cueillie par une tempête, va en émerger face à un cargo en perdition, chargé jusqu’à la gueule de réfugiés. Soit la rencontre violente entre deux conceptions opposées du paradis, le dépassement de soi et l’évasion versus le besoin de sécurité et d’un lieu où vivre, avec à la clé un dilemme moral profond, à la portée allégorique manifeste. « La façon dont nous abordons cet horrible désastre me semble étrange. Nous envisageons de fermer les frontières, si bien que les gens ne meurent plus dans la mer, mais bien dans le désert, là où il n’y a ni caméras de télévision, ni journalistes. Voilà comment nous prétendons trouver une solution. Nous ne pouvons pourtant fermer les yeux et dire que ce problème ne nous concerne pas. Il nous faut être solidaires dans ce monde globalisé: les données sont désormais internationales, l’argent aussi, pourquoi pas les êtres humains? » Vaste débat, en effet. Pour le nourrir, Wolfgang Fischer évite le prêchi-prêcha stérile, préférant s’en tenir à l’expérience physique et mentale de son héroïne. « J’espère ainsi créer une expérience émotionnelle profonde, mais aussi une sorte d’empathie. Et que l’on en vienne à se demander ce que l’on ferait dans une situation semblable. »

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Au-delà du survival

Presque conceptuel dans sa facture, se déroulant pour l’essentiel sur un voilier de onze mètres, les sons de la nature tenant lieu de dialogues, le film impressionne par sa qualité quasi documentaire, happant le spectateur dans une réalité précaire. « Tout a été tourné dans des conditions réelles, poursuit le cinéaste. Nous ne voulions pas simuler, ni recourir aux effets spéciaux, mais vraiment explorer ce monde. Les secouristes, les garde-côtes, les militaires que l’on voit dans le film exercent ces professions dans la réalité. » Quant à Susanne Wolff, l’actrice au background théâtral interprétant Rike, elle pouvait avancer de sérieux arguments physiques, en plus d’une licence de voile. De quoi, un entraînement avec un skipper professionnel plus loin, faire mieux qu’illusion à l’écran – « le sentiment de réalisme était essentiel ». Sans surprise, le tournage de 42 jours, au large des côtes maltaises, n’a pas été de tout repos. « Tous mes confrères réalisateurs ont tenté de m’en dissuader, me promettant l’enfer. L’automne pendant lequel nous avons tourné a été le pire enregistré dans la région depuis des dizaines d’années. Le temps était toujours à la tempête, à tel point d’ailleurs que tourner les scènes où la mer était calme s’est avéré le plus compliqué. C’était très dur, et la moitié de l’équipe a été malade. Mais nous tenions à ce que Styx soit un film existentiel par tous ses aspects: l’histoire, son tournage, et la recherche de sens le sous-tendant. »

S’ensuit, bien plus qu’un « survival » auquel il s’apparente parfois, un film fort et inconfortable, osant déstabiliser le spectateur dans son questionnement du monde. Tourné dans un environnement pourtant incontrôlable, il y a là un modèle de contrôle et de précision; jusqu’au choix de l’île de l’Ascension comme hypothétique eden qui ne doit rien au hasard, achevant de poser Styx en film-gigogne. « Il s’agissait d’une île volcanique pratiquement dépourvue de végétation, où Charles Darwin et ses collègues ont tenté une expérience, y faisant pousser des plantes récoltées dans le monde entier, une jungle artificielle et un écosystème fonctionnel en découlant. L’idée de questionner cette expérience à l’heure où l’on envisage par exemple de coloniser Mars me semblait intéressante… »

Styx

Styx: une femme à la mer

DRAME | Médecin urgentiste doublée d’une navigatrice chevronnée, Rike s’élance de Gibraltar pour un voyage en solitaire à destination de l’île de l’Ascension, au milieu de l’Atlantique. Entamé sous des auspices favorables, le périple vire au drame lorsqu’elle est cueillie par une violente tempête dont elle émerge face à un cargo de réfugiés en perdition, un dilemme moral à la clé. Réalisé par le cinéaste allemand Wolfgang Fischer, Styx propose une expérience immersive peu banale, tour de force de mise en scène épousant le point de vue de sa protagoniste centrale -impressionnante Susanne Woff- pour plonger le spectateur au coeur d’un cauchemar suffocant. Soit, débordant du cadre d’un survival, un film âpre et austère à la rigueur quasi documentaire, portant un regard aussi original qu’acéré sur la question des réfugiés.

De Wolfgang Fischer. Avec Susanne Wolff, Gedion Oduor Wekesa, Alexander Beyer. 1h34. Sortie: 16/01. ***(*)

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