Portrait: Yorgos Lanthimos, l’un des cinéastes les plus singuliers de son temps

La singularité radicale de Yorgos Lanthimos s'exprime une fois de plus dans The Favourite. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Le cinéaste grec, auteur de Canine et The Lobster, se réapproprie avec brio le drame historique à la faveur de The Favourite, explorant l’impitoyable rivalité de courtisanes à la cour d’Anne d’Angleterre…

Présenté en septembre dernier à la Mostra de Venise où il devait obtenir le Grand Prix en plus du prix d’interprétation féminine pour Olivia Colman, The Favourite (voir la critique), le septième long métrage de Yorgos Lanthimos (en incluant My Best Friend, qu’il cosignait en 2001 avec Lakis Lazopoulos dans l’indifférence générale), aura rappelé, si besoin en était, combien le cinéaste grec comptait parmi les auteurs les plus singuliers de son temps. Le genre à adapter le drame historique à sa vision et non l’inverse, pour signer, dans les ors de la cour de la reine Anne d’Angleterre, l’un des films d’époque les plus étonnants et les plus stimulants qui soient -petit théâtre cruel observé avec une jubilation manifeste, pour ce qui constitue sans conteste le premier choc esthétique majeur de l’année qui s’ouvre.

Singularité radicale

Si son opus le plus récent a illuminé les écrans du Lido, Lanthimos est cependant, comme tant d’autres avant lui, un pur « produit » du Festival de Cannes, qui l’a adoubé cinéaste à suivre en 2009 à la faveur de Canine, son troisième long métrage, quatre ans après un Kinetta n’ayant guère fait de vagues. Portrait grinçant d’une famille bourgeoise croyant jusqu’à l’absurde pouvoir se soustraire à l’influence du monde extérieur, celui-ci doublait le prix Un Certain Regard d’une nomination à l’Oscar du meilleur film étranger, honneurs valant de facto au cinéaste athénien d’être consacré figure de proue d’une hypothétique nouvelle vague grecque (comprenant encore Athina Rachel Tsangari et Argyris Papadimitropoulos, notamment). Un statut accepté du bout les lèvres, qu’allaient confirmer Alps et surtout The Lobster, qui achevaient de l’imposer dans le gratin du cinéma mondial, alors même que le renouveau du cinéma hellène semblait pour sa part quelque peu s’essouffler…

Affirmée dès Canine, la singularité radicale de la démarche de Lanthimos n’est bien sûr pas étrangère à son retentissement. Tenant d’un cinéma volontiers maniéré et déstabilisant, à l’abri de toute facilité comme de la moindre complaisance, le cinéaste grec ausculte les rapports humains (et les dérèglements du monde) au gré de mécaniques rigoureuses soutenues par des dispositifs aussi étranges que fascinants, la vision acérée s’y muant régulièrement en jeu de massacre relevé d’humour à froid. On adhère ou on abhorre, c’est selon, mais la méthode a le don de frapper les esprits. Ainsi, encore, dans Alps, du nom d’une petite société secrète dont les membres proposent à des particuliers venant de perdre un proche de se substituer au défunt. Soit, sous-tendue d’ironie féroce et d’humour noir, la chronique morbide du désarroi et de la solitude, la léthargie de la mise en scène semblant n’avoir d’autre objet que de faire écho au marasme de la Grèce. Un ovni, en tout état de cause, pour les adieux du réalisateur à sa terre d’origine -décision dictée par des impératifs surtout pragmatiques, le cinéaste se sentant à l’étroit dans un système et une économie où « tourner un film relevait du miracle« .

À rebours du prêt-à-penser

Présenté en compétition à Cannes en 2015, The Lobster, son premier essai anglo-saxon, est d’ailleurs du pur Lanthimos, la différence majeure avec ses opus précédents tenant à son casting de stars -Colin Farrell, Rachel Weisz, Léa Seydoux et autre John C. Reilly. D’une excentricité assumée, le film manie la critique caustique avec bonheur, dystopie se déroulant dans un futur guère éloigné où des célibataires sont internés dans un hôtel où ils disposent de 45 jours pour trouver l’âme soeur, sans quoi ils seront transformés en l’animal de leur choix et relâchés dans la nature. Totalitarisme des sentiments auquel refusent toutefois de se soumettre des résistants, les bien-nommés Solitaires. Soit une oeuvre conceptuelle portant un regard aiguisé et résolument à rebours du prêt-à-penser sur la condition humaine, non sans joliment concilier conscience politique et élan romantique (à la mode Lanthimos s’entend).

Première expérience américaine de son auteur, The Killing of a Sacred Deer, malaxe tragédie grecque et cinéma d’horreur, tandis que la félicité d’une famille modèle implose sous le coup d’un dilemme insoutenable. Proposition exécutée avec maestria, la mise en scène cintrée et le jeu affecté de Nicole Kidman et autre Colin Farrell ne faisant que renforcer l’inconfort généré par un film titillant les monstres égoïstes sommeillant en (chacun de) nous et, partant, intensément perturbant. Rencontré à cette occasion, Yorgos Lanthimos nous confiait que tourner aux USA n’avait pas influencé sa manière de procéder: « Tourner en Amérique n’a rien changé parce qu’il s’agissait d’une production indépendante. L’Amérique nous a servi de décor, mais il n’y avait personne, parmi ceux qui étaient impliqués dans le projet, qui ne soutienne ma vision. J’ai eu la chance, jusqu’à présent, de pouvoir faire des films en jouissant d’une liberté créative totale. Il ne faut jamais dire jamais, mais il ne m’est pas encore arrivé de tourner un film sans avoir le contrôle artistique complet. » The Favourite vient aujourd’hui démontrer que pas plus qu’il n’était soluble dans le moule états-unien, son style ne l’est dans un genre aussi balisé que le drame historique en costume. Irréductible, en somme, en quoi l’on verra la marque d’une oeuvre et d’un auteur majeurs…

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