« Montrer que la révolution égyptienne est un cadeau mais aussi un fardeau »

Ammar, artiste égyptien et l'un des protagonistes du film, ici mis en image par la réalisatrice et photographe Pauline Beugnies. © Pauline Beugnies

Journaliste et photographe, Pauline Beugnies réalise aujourd’hui son premier documentaire, Rester vivants, autour de quatre jeunes qui ont vécu le printemps arabe de 2011 en Égypte. Une manière de raconter le poids de l’engagement et ce qu’il en reste, plusieurs années après. Nous l’avons rencontrée au Festival du cinéma méditerranéen, à Bruxelles, où son film était projeté en avant-première.

« Vivre la révolution égyptienne, c’était vraiment le truc le plus fou de ma vie, je le sais déjà. » Une expérience hors du commun dont la réalisatrice trentenaire Pauline Beugnies vient de tirer un film, Rester vivants, dans les salles belges à partir de mercredi. Dès 2008, la jeune photographe se rend au Caire et vit de l’intérieur le printemps arabe en 2011, directement auprès de la jeunesse. C’est là qu’elle réalise un webdocumentaire, Sout el Shabab (« La voix des jeunes »), publié sur le site de France Culture en 2012. Aux côtés de Nina Hubinet, Rachida El Azzouzi et Marion Guénard, trois consoeurs rencontrées pendant la révolution, elle interroge Ammar, Kirilos, Soleyfa et Eman, qui deviendront les protagonistes principaux de Rester vivants. Mais l’année suivante, enceinte de son premier enfant, elle est contrainte de quitter précipitamment l’Égypte alors que le président islamiste Mohammed Morsi est destitué et que le pays s’enflamme: « J’avais le coeur brisé, j’étais dévastée parce que ce n’était pas mon choix. De cette frustration-là est née le besoin de faire ce film. » En 2014, elle se replonge dans les archives de son webdocumentaire et va, avec sa caméra sous le bras, retrouver les personnages qu’elle avait laissés en plein mouvement libertaire. Deux ans plus tard, elle termine une exposition photo et un livre autour de la révolution, Génération Tahrir. Aujourd’hui, dans Rester vivants, Pauline Beugnies interroge l’évolution intérieure d’Ammar, Kirilos, Soleyfa et Eman, et met en avant leurs discours dans une suite de portraits majoritairement face caméra. Nous la retrouvons, légèrement stressée, avant la première projection du film, au Festival du cinéma méditerranéen.

Vous filmez quatre protagonistes qui forment une grande diversité de parcours: Ammar est artiste et profondément révolutionnaire, Kirilos est représentant médical et copte (chrétien, ndlr), Soleyfa est journaliste, devenue mère depuis la révolution et Eman, qui a grandi dans une famille de Frères musulmans(1) et s’en est détachée.

Je ne voulais pas du tout être exhaustive. Je ne prétends pas représenter la société ou la jeunesse égyptienne avec ce film mais plutôt l’esprit de Tahrir. A ce moment-là, pendant ces 18 jours, en attendant qu’Hosni Moubarak(2) dégage, les gens étaient vraiment ensemble, peu importe leurs origines sociales ou politiques. Ils avaient tous un objectif commun et c’est pour ça que ça a Eman par exemple, cette idée de vrai débat démocratique: on peut ne pas être d’accord mais ce n’est pas grave. L’important c’est qu’on en parle et qu’on essaie de trouver ce qui pourrait être le mieux pour tout le monde.

Dans le documentaire, vous confrontez les protagonistes à leurs interviews, tournées trois ans plus tôt, en 2011, et filmez leur réaction. Pourquoi?

Au départ, j’avais plutôt dans l’idée d’inclure ces archives de manière assez classique, avec des flashbacks. Mais il n’y avait pas toute cette mise en abîme que l’on retrouve maintenant dans le film, où ils se regardent. La première avec qui on l’a fait, c’était Eman, et ça a été tellement puissant que c’est devenu le fil conducteur de la première partie du film. Je pense que sans ça, le documentaire n’a pas la même force. Ça a été dur de les retrouver pour certains, par exemple pour Kirilos, puisque sa famille avait complètement changé d’avis sur la politique et que le débat qui était possible en 2012, était inconcevable à filmer en 2014. Ses parents flippaient complètement parce que la situation s’était refermée, que des églises étaient régulièrement incendiées dans leur quartier et qu’ils avaient peur d’avoir des journalistes dans leur maison. Ils buvaient la propagande d’état qui dit que les étrangers sont souvent des espions qui ne veulent pas le bien de l’Égypte.

Chacun à leur manière, les quatre protagonistes ont tous vécu une sorte de désillusion. Est-ce que ce mot pourrait résumer le film?

Je pousserais même l’idée plus loin. Je crois que le grand sujet du film c’est comment est-ce que tu fais vivre tes idéaux, tes illusions, comment tu peux t’y accrocher dans un contexte répressif, mais aussi simplement dans un contexte normal de la vieillesse, de l’envie de fonder un foyer, de vivre sa vie, aussi banale soit-elle. Et c’est dur, parce que tu vis un évènement extraordinaire et après il faut vivre. Alors on s’attache à ça mais on ne peut pas revenir à ce moment-là. Un ami égyptien a vu Rester vivants et m’a dit: « tu es totalement un personnage du film parce que toi aussi tu as une responsabilité par rapport à cette histoire. Tu es dégoûtée d’être partie et tu as un compte à régler. Et ton film parle aussi de toi, de ce dernier souffle. » Et c’est vrai. Donc je pense que c’est à la fois la désillusion mais aussi le poids. La révolution est un cadeau magnifique mais c’est aussi un fardeau. C’est génial d’avoir vécu ça, ça nous a rendus plus fort parce qu’on a pris le pouvoir et ça c’est magnifique et précieux. Mais en même temps, Soleyfa et Eman surtout, qui ont amené ce mouvement-là et ont contribué à le faire naître, doivent aujourd’hui assumer les conséquences de ces actes: il y a eu une grande répression, certains de leurs amis sont morts pendant ces manifestations ou sont en prison, en exil… Tout ça, il faut aussi pouvoir le gérer après, et ce n’est pas simple.

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C’est pour cette raison que le titre du film est Rester vivants, malgré les conséquences?

Au départ, j’avais choisi de garder Génération Tahrir, comme le nom de mon projet photographique. Et puis on a réalisé que ça n’allait pas parce qu’on ne parle que de quatre personnes, pas d’une génération. Et justement, contrairement aux photos, on va plus profondément avec les individus et c’est pour ça que j’ai pris autant de plaisir à faire ce film. Pour moi, la photo, ça a toujours été une rencontre, une plongée dans un monde qu’on ne connaît pas et je me rends compte qu’avec le cinéma, on peut pousser ça tellement plus loin, je ne pourrais jamais creuser autant avec une image. Et puis, lorsque je suis retournée au Caire, j’ai entendu plusieurs personnes dire « comme ça, on est déjà morts », autrement dit « au point où on en est, autant parler et insulter al-Sissi(3) parce que les conditions dans lesquelles on vit sont déjà misérables ». Donc ma réponse à ça, c’est « vous êtes toujours vivants », malgré vous ou grâce à vous.

Quel regard portez-vous sur l’Égypte d’aujourd’hui, trois ans après le tournage du film en 2014?

J’y retourne régulièrement et c’est déprimant ce qui se passe, c’est extrêmement dur, mais je suis d’un naturel optimiste et j’ai quand même bon espoir que ça change. Ce sera sans doute pire avant d’aller mieux. La répression est ultra violente et tout agent de changement est une potentielle victime du régime. Mais en même temps, avant, les gens avaient vraiment peur, ne parlaient plus. Ou alors ils soutenaient Sissi, parce qu’on ne peut pas nier qu’il y avait un vrai soutien populaire envers lui et l’armée. Mais maintenant, ceux qui étaient pour lui commencent à voir l’envers du décor et les autres qui n’étaient pas vraiment d’accord commencent à pouvoir le dire à nouveau. Dans les taxis par exemple, on ose à nouveau critiquer Sissi mais c’est violent là-bas de faire ça. Un jeune de 16 ans qui met une photo du président avec des oreilles de Mickey sur son Facebook prend trois ans de taule. Et d’ailleurs, dans Rester vivants, je pense que la scène dans laquelle Ammar se moque de Sissi fait que le film est immontrable en Égypte parce que ça l’attaque directement. Mais en tout cas, la situation ne peut pas rester ainsi, il y a quelque chose qui a été engagé et qui ne peut pas s’arrêter je crois, rien que dans la manière dont Soleyfa élève son enfant, comme on le voit dans le documentaire. Même si elle ne veut pas lui parler de la révolution, elle l’éduque différemment, dans une plus grande ouverture, pour les combats qu’il aura à mener, lui, lorsqu’il en aura l’âge. C’est vrai qu’il y a un côté désespérant quand les gens se déchirent alors qu’ils s’étaient réunis comme c’est le cas aujourd’hui. Mais voilà, là, quatre d’entre eux sont réunis à nouveau dans mon film, c’est déjà pas mal (rires).

Rester vivants, sortie le 6 décembre. Avant-première ce mardi 5 décembre au cinéma Vendôme, à 19h30, en présence de Pauline Breugnies et de deux protagonistes du film. Plus d’informations sur le site du Vendôme et sur le site du film Génération Tahrir.

Lire également, notre critique du film.

Salammbô Marie

(1) représenté notamment par Mohammed Morsi, premier président du pays élu démocratiquement en 2012 et renversé l’année suivante par un coup d’État.

(2) dictateur de l’Égypte jusqu’en 2011.

(3) le président actuel de l’Égypte, élu en 2014 après un coup d’État.

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