Matteo Garrone: « Comment se transforme-t-on en monstre? »

Modeste toiletteur canin tyrannisé dans une banlieue déshéritée aux allures de ville fantôme, Marcello (Marcello Fonte) est l'anti-héros malgré lui d'une tragédie contemporaine aux accents mythologiques. © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Dix ans après Gomorra, le réalisateur transalpin Matteo Garrone montre les crocs et renoue avec le meilleur de son cinéma « coup de poing ». Fable crépusculaire au réalisme mythologique, Dogman épouse le point de vue canin pour mieux dire la violence des hommes. Animal, on est mal.

Il fait partie de ces cinéastes éminemment plastiques pour qui un simple flash visuel peut justifier à lui seul la mise en chantier d’un film. En l’occurrence, ici, l’image de quelques chiens enfermés dans une cage assistant en témoins à l’explosion de la férocité humaine. Ce renversement de perspective est le coeur battant de Dogman (lire notre critique), le neuvième long métrage de Matteo Garrone, nouveau conte cruel de la désolation très librement inspiré d’un fait divers qui terrifia l’Italie à la fin des années 80. Toiletteur canin plutôt réservé, Marcello s’y retrouve aspiré bien malgré lui dans le tourbillon de violence généré par Simoncino, un ancien boxeur accro à la coke qui rackette et brutalise le quartier… Explications.

Il semblerait que le fait divers dont s’inspire Dogman était encore bien plus violent que les événements que vous choisissez de montrer à l’arrivée dans le film…

Oui, ce qui m’intéresse avant tout c’est de sonder la psyché humaine. Comment se transforme-t-on en monstre? Les films de vengeance pure baignés de violence pullulent aujourd’hui. Je préfère me pencher sur les conflits internes qui habitent les êtres et sur les conséquences parfois tragiques des choix que nous posons quotidiennement. Comment se retrouve-t-on pris au piège d’un système dominé par la brutalité? C’est parfois une simple question de survie.

Le film semble suggérer que Marcello ressent un attachement particulier pour Simoncino…

Il y a quelque chose de profondément contradictoire, à dire vrai, dans les sentiments que Marcello porte à Simoncino. C’est un mélange complexe de fascination et de peur qui fait de lui à la fois sa victime et, jusqu’à un certain point, son bienfaiteur: il souffre personnellement de ses excès mais tend néanmoins à le couvrir, à le protéger. Il y a là-dedans, je pense, quelque chose qui relève de l’irrationnel. Marcello est un personnage chétif, très doux, presque féminin, qui cherche à être aimé de tous, les braves gens comme les autres. Il est très attaché à l’idée d’une communauté au sein de laquelle il aspire désespérément à la reconnaissance, à la dignité et au respect. Il croit qu’il est possible de s’attirer les faveurs de chaque personne qui croise sa route, et en un sens c’est ce qui cause sa perte. Il ne comprend pas qu’il n’a pas le pouvoir de briser le cercle insidieux de la violence qui le tient en otage. Alors il perd le contrôle, littéralement.

Matteo Garrone
Matteo Garrone© WireImage

Il est tentant de voir un sous-texte politique dans cette dynamique voulant que la violence découle essentiellement de la peur…

Mon approche est assez similaire d’un film à l’autre. Dogman est à nouveau une espèce de conte de fées sombre et moderne, avec une imagerie très forte où les chiens se font les spectateurs passifs de la violence des hommes. Alors oui, bien sûr, nous savons que la peur est instrumentalisée, aujourd’hui comme hier, en Italie comme ailleurs, par des instances supérieures à des fins politiques. Et il serait absurde de prétendre que je conçois mon travail totalement coupé du monde comme il va. Mais j’ai toujours préféré me concentrer sur une approche humaniste, développer la psychologie des personnages et travailler sur des archétypes. Marcello affiche l’innocence d’un enfant. Mes référents à son égard étaient les films muets de Charlie Chaplin ou Buster Keaton. Dogman se structure en deux volets qui se répondent. Dans la première partie, il m’importait de montrer l’aspect comique mais aussi la lumière qui habitent Marcello: il aime sa fille, son travail… La plongée vers les ténèbres de la seconde partie n’en devenant que plus saisissante. Il y a aussi une dimension religieuse dans ce destin: Marcello est une sorte de Christ qui porte sa croix jusqu’au bout. À l’écriture du scénario, nous l’avons imaginé comme une sorte de victime d’une hallucination. Il se rêve en héros, en sauveur, mais ne fait, au fond, que se bâtir une forteresse de solitude.

Le casting du film oppose deux corps radicalement différents, mais aussi deux visages tout à fait distincts…

Oui, Marcello a le visage ancien d’une Italie occupée à disparaître. Il porte en lui la nostalgie d’un monde appelé à s’éteindre. Il vient d’une famille pauvre d’agriculteurs du sud du pays et c’est comme si ses yeux reflétaient son histoire. Il joue littéralement avec ses yeux. C’est pour ça qu’il m’évoque les grands acteurs du burlesque. Face à lui, le travail d’Edoardo Pesce, qui joue Simoncino, a été très important. Il s’est complètement transformé pour le rôle. Le méchant dans un film est toujours la clé. S’il n’est pas crédible, tout le reste s’effondre. Simoncino affiche une présence qui, le plus souvent, se passe de mots. Nous avons donc abordé la représentation de leur confrontation, très physique, visuelle, avec les codes et la grammaire du cinéma muet. Mais Marcello possède également une spécificité qui l’inscrit immédiatement dans une certaine tradition italienne. Je pense au néoréalisme et aux films de Roberto Rossellini, bien sûr, mais surtout à Ninetto Davoli chez Pasolini. D’une manière générale, et pour revenir à la nature même du récit, il nous importait d’investir un folklore italien très précis mais aux résonances universelles. D’où l’idée d’archétypes. C’est la lutte immémoriale entre le faible et le fort. À cet égard, la dimension criminelle du film n’est qu’un simple background. Dogman relève selon moi davantage du western que du film mafieux.

Avez-vous le sentiment de chercher à construire, de film en film, une oeuvre cohérente, travaillée par des obsessions et des motifs récurrents?

Je n’aime pas analyser mon style, mon langage, mais disons qu’il m’importe de réaliser des films où les personnages sont vivants à l’écran. Fellini avait pour habitude de ranger les films dans deux catégories bien distinctes: les vivants et les morts. J’essaie de toujours garder ça dans un coin de ma tête (sourire).

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