Gil Blondel

Kinogringo #4: Enfer carcéral et Paradis artificiel

Gil Blondel alias Un Faux Graphiste

Arrivé en Uruguay, Gil Blondel alias Un Faux Graphiste se rachète une conscience politique en allant voir un biopic sur le président qui a légalisé la marijuana. Il s’attendait à se fendre la poire devant une version latine de Pineapple Express: raté.

Après deux mois au Chili, on était content d’arriver en Uruguay. Adieu les ténébreux paysans de l’île Chiloé et leurs glauques coutumes, le vent glacial de la Patagonie et les desaparecidos de Pinochet. Bonjour la chaleur, les palmiers et les plages immaculées sur lesquelles campent des buveurs de maté aux yeux dans le vague. Car dans ce petit pays aux prix fort élevés pour l’Amérique Latine (prévoyez le même budget que pour un week-end à Knokke le Zoute), le cannabis est légal. Et cela grâce au sympathique moustachu qui orne tous les mugs des magasins de souvenirs: l’ex-président, José Mujica (surnommé Pepe Mujica). Je ne le connaissais pas vraiment avant d’arriver ici. Mais quand j’avais vingt ans et que je passais tout mon temps à « chiller » devant les premiers reportages de Vice, j’avais vu une interview dans laquelle un barbu à la mine légère interrogeait Pepe sur la récente légalisation en fumant un petit oinj bien tassé. « Trippaaant, si seulement je pouvais partager un bong avec le Roi Philippe! » m’exclamais-je à l’époque avec l’idéalisme fougueux et l’ignorance sans limites d’une génération biberonnée aux trompettes de Ska-P. Bref, vous l’aurez compris, je ne savais pas grand-chose de l’homme. Je fus donc ravi d’apprendre que le cinéma de Montevideo projetait un film traitant d’une partie de sa vie. Je m’attendais à me fendre la poire devant une version latine de Pineapple Express. Raté. Ça s’appelle La Noche de doce Años (Une Nuit de douze ans), c’est réalisé par Alvaro Brechner et c’est moins drôle que James Franco en sarouel.

L’histoire

Kinogringo #4: Enfer carcéral et Paradis artificiel

Entre 1973 et 1985, José Mujica, Maurizio Rosencof et Eleuterio Fernández Huidobro, membres du groupe de guérilleros communistes Tupamaros, furent pris en otage par la dictature uruguayenne. Considéré comme de dangereux subversifs, les trois hommes vont vivre douze ans dans des conditions d’incarcération inhumaines.

Ce que le gringo en a pensé:

J’avais déjà vu quelques biopics politiques: Lincoln, The Queen, Le Discours d’un Roi… En général, ceux d’Amérique Latine ne sont pas folichons. Disons que la dictature et les séquestrations, ils connaissent. La Noche de doce Años s’intéresse moins au contexte politique qu’au vécu des trois prisonniers, et c’est assez réussi. Le film parvient à nous plonger dans cette attente interminable et à nous faire comprendre l’impact des différentes tortures psychologiques orchestrées par les militaires. Cela m’a fait un peu penser à la bande dessinée S’enfuir: récit d’un otage de Guy Delisle, qui raconte avec une belle sobriété réaliste la séquestration de Christophe André, à l’époque responsable d’une ONG dans le Caucase. La réussite de ce genre de récit repose sur sa capacité à nous faire expérimenter la temporalité toute particulière d’un prisonnier, prisonnier n’ayant d’ailleurs pas un quotidien très palpitant (j’allais écrire « instagramable » mais je me suis retenu). Dans La Noche de doce Años on assiste surtout à leurs changements de cellules et à leur vie en suspension, au milieu de militaires se murant dans un silence calculé. Alvaro Brechner s’est documenté auprès de neurologues qui lui ont appris certaines conséquences d’un tel emprisonnement: « Quand tes sens sont réduits au minimum (…) le cerveau complète les informations qui ne lui arrivent pas avec l’imagination ». Le réalisateur réussit en effet à nous plonger profondément dans leur perception endommagée, qui bascule en permanence entre réel et fantasme. Un travail soigné sur le son et l’image nous permet de ressentir l’impact psychologique de cette incarcération déshumanisante. Leurs rêveries, leurs ruminations et leurs hallucinations nous sont transmises dans des saturations sonores et des déformations visuelles qui touchent parfois au film de genre (ce qui est assez inhabituel dans ce type de films et plutôt bien vu).

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Il y a un petit bémol. Je n’irai pas jusqu’à dire que le film est trop long (note à moi-même: éviter ce genre de blague si je rencontre Pepe), mais je pense que certaines scènes affaiblissent un peu le propos. Comme je l’ai dit plus haut, l’intérêt du film réside dans le fait qu’on vit avec les prisonniers cette attente insupportable. Certains flashbacks d’arrestations cassent donc un peu le rythme et n’étaient selon moi pas nécessaires. On peut également regretter quelques passages un peu trop mélodramatiques, alors que l’histoire en elle-même et les petits détails de leur quotidien morbide suffisent à amener toute l’émotion nécessaire. Une simple pause-pipi en face d’un champ ensoleillé peut se transformer en une séquence poignante pour des hommes passant leur vie dans l’obscurité. Je tiens par ailleurs à signaler que j’ai rarement vu une salle aussi chamboulée après la projection, et on peut le comprendre. En ce moment en France, les gens s’émeuvent bien d’une ex-candidate de télé-réalité qui se plaint d’avoir passé trois mois dans des draps sales. À chacun ses grands traumatismes nationaux…

Quant à ce pauvre Mujica, on peut dire que c’est lui qui en bave le plus. Je ne vous spoile rien: très rapidement, il perd complètement la boule. L’isolement total et les mauvais traitements lui font entendre des voix et il croit qu’on lui a mis un implant enregistrant ses pensées. Les militaires finissent par lui faire subir des séances d’électrochoc. Prends-en de la graine, Endemol. C’est d’ailleurs assez incroyable qu’un type ayant subi une telle épreuve finisse président de la République. On a beaucoup parlé d’un outsider comme Macron, qui a gravi les échelons du pouvoir à une vitesse fulgurante. Facile quand on a passé sa jeunesse pépouze à citer du Hegel dans les auditoires de Science po. Mais poireauter douze ans en prison (dont deux dans un puits), entendre des voix, finir complètement parano et ensuite gérer le pays à septante-cinq balais, ça c’est fortiche.

Kinogringo #4: Enfer carcéral et Paradis artificiel
© DR

Pour ceux qui m’en voudraient de faire de l’humour avec un sujet aussi lourd, sachez que le film contient quelques scènes comiques assez savoureuses. Pas facile de rire avec un prisonnier décharné nous rappelant les heures les plus sombres de notre histoire, les acteurs y parviennent pourtant avec une rare élégance. J’ai aussi adoré la scène où Mujica hurle pour récupérer le paquet que lui a amené sa maman, du maté et du dulce de leche (l’équivalent uruguayen d’une trappiste et d’une frite sauce tartare). Ces petits moments comiques permettent de soulager le spectateur, sans pour autant déforcer le propos du film.

Mujica n’a jamais fumé un joint de sa vie, et on le comprend. Après douze ans de parano et d’électrochocs, j’imagine qu’il n’avait pas besoin de ça. Et le cannabis a sûrement été le dernier de ses soucis. Durant son mandat, il a surtout été reconnu pour avoir fait diminuer la pauvreté, le chômage et pour avoir renoncé aux privilèges présidentiels (d’où sa mythique Volkswagen Coccinelle). Oh, et il a aussi fait dépénaliser l’avortement, en passant. Malheureusement, pour les gringos de mon espèce et pour les nombreux jongleurs qui peuplent son pays, Pepe sera à jamais associé à la légalisation de l’herbe. Alors, quand on profitera d’un alfajor parsemé de THC sur une magnifique plage uruguayenne, on essayera de se souvenir que Pepe a passé douze ans en prison pour notre bon plaisir. C’est clair que ça calmera nos envies d’aller nager tout nu dans la mer en chantant Bella Ciao, mais c’est le dur coût d’une prise de conscience politique.

Un Faux Livre, d’Un Faux Graphiste, deux tomes parus aux éditions Delcourt.

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