Green Book: « Il y a des moments où ça aurait pu être très drôle, mais inapproprié. Il ne fallait pas que ça devienne idiot. »

Mahershala Ali (à droite) et Viggo Mortensen: un pianiste noir virtuose et son chauffeur blanc raciste pour un drame humaniste invitant à balayer les préjugés. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Green Book, Peter Farrelly ouvre un nouveau chapitre de sa filmographie, loin des potacheries concoctées avec son frère Bobby, mais pas moins inspiré pour autant.

Dumb and Dumber, Kingpin, There’s Something About Mary…: les frères Bobby et Peter Farrelly ont largement contribué à redessiner, à compter du milieu des années 90, les contours de la comédie américaine, ouvrant une brèche dans laquelle allaient ensuite s’engouffrer les Judd Apatow et consorts. On les imaginait désormais en roue libre, débitant leur humour potache et bas du front à tendance scatologique avec une inspiration inégale -voir ainsi un Dumb and Dumber To pas loin d’être consternant. Moment choisi par Peter, l’aîné des frangins, pour signer son premier opus en solo, un Green Book s’écartant sensiblement des canons de la comédie.

Inspiré d’une histoire vraie, le film a pour toile de fond l’Amérique du début des années 60, et accompagne le périple dans le sud largement ségrégationniste des États-Unis d’un pianiste noir virtuose et de son chauffeur blanc raciste -Mahershala Ali et Viggo Mortensen-, association explosive débordant du cadre du seul buddy movie pour s’ériger en drame humaniste invitant à balayer les préjugés, sans verser pour autant dans l’étalage de bons sentiments. En un mot comme en cent, une réussite. « C’est clair que ce film constitue un départ pour moi, opine Peter Farrelly, que l’on rencontre à Zurich au lendemain d’une première européenne triomphale. On m’a souvent demandé si j’avais l’intention de tourner un jour un drame, à quoi je répondais toujours: « Pourquoi pas, si l’occasion se présente. » Je ne suis pas du genre à planifier. Avec Bobby, nous avons toujours enchaîné les films en fonction de nos envies du moment, sans idée préconçue de ce que nous allions faire. C’est comme tomber amoureux, ça ne s’explique pas. Et puis, ce projet s’est présenté… » Et de franchir le pas d’une réalisation en solo, non pour autant que le duo Farrelly soit à consigner dans l’armoire aux souvenirs: « Bobby m’a manqué. Je ne cherchais pas à tourner un film de mon côté. S’il n’y a pas participé, c’est parce que son fils est mort d’une overdose et qu’il devait prendre du recul et se recentrer. Mais il m’a beaucoup soutenu, il ne se passait pas un jour sans qu’il ne m’appelle pour me donner des conseils. Et il est enchanté du résultat. » On le serait à moins.

Peter Farrelly sur le tournage:
Peter Farrelly sur le tournage: « Bobby m’a manqué. Je ne cherchais pas à tourner un film de mon côté ».© DR

La révélation du green book

Comme souvent dans ces cas-là, la genèse de Green Book est sinueuse. Elle implique tout d’abord Nick Vallelonga, le fils du videur italo-américain du Bronx qui embarquera dans cette curieuse odyssée au titre de chauffeur. Lequel, convaincu qu’il y avait là le potentiel d’un film, invitera son père à enregistrer ses souvenirs sur vidéo. Vient ensuite Brian Currie, ami du précédent, et acteur abonné aux seconds rôles, ayant notamment collaboré avec les Farrelly sur Me, Myself & Irene et Stuck on You. Et qui, ayant eu vent de l’histoire, décide d’en tirer un scénario. Et puis enfin, Peter Farrelly qui, apprenant la teneur du projet au hasard d’une rencontre, se joint à l’affaire. Et de se plonger dans l’enregistrement du témoignage de Tony Vallelonga, lequel fera office de révélateur autant que de détonateur. « C’est là que j’ai découvert l’existence du green book, dont je ne connaissais rien. Il ne se souvenait pas de son appellation, mais parlait d’un livre listant les endroits où les gens de couleur étaient autorisés à séjourner à l’époque dans certains États. Pratiquement personne, aux États-Unis, ne s’en souvient, 85% des Afro-Américains ignorent de quoi il s’agit et l’apprennent maintenant. Il n’y a que les aînés, qui ont grandi dans les années 50 et 60, pour le connaître, parce qu’ils le prenaient avec eux dans leurs déplacements. »

C’est dire l’intérêt d’un film qui rouvre une page pas si éloignée de l’Histoire états-unienne où un racisme décomplexé avait encore libre cours, trouvant les expressions les plus diverses et outrancières. Une réalité qui aura le don de confronter les deux protagonistes à leurs propres préjugés, avec des enseignements débordant largement du cadre temporel fixé par le scénario. Ce qui s’appelle, en tout état de cause, faire oeuvre de divertissement utile. Au passage, et sans qu’il cherche à s’en gargariser, c’est un peu comme si Peter Farrelly, entraînant d’ailleurs son frère dans son sillage, avait gagné là une nouvelle crédibilité. Encore qu’il refuse de parler d’ostracisme de la profession à leur égard à l’époque où ils accumulaient les succès en alignant les comédies légères d’un goût peu susceptible de faire l’unanimité. « Je n’ai jamais eu le sentiment de faire l’objet de discrimination, même si There’s Something About Mary était un excellent scénario qui n’aurait pas usurpé l’une ou l’autre récompense. Mais ça ne faisait pas vraiment partie de nos préoccupations. On est toujours un peu pris de haut quand on tourne ce genre de films. En 1996, Bill Murray tenait sans conteste le second rôle de l’année dans Kingpin. Il était simplement incroyable et il correspondait exactement à ce que devrait faire un second rôle, à savoir élever le film. Mais soit… (Pour la petite histoire, Murray ne sera même pas nominé aux Oscars, la statuette allant à Cuba Gooding Jr. pour son rôle dans Jerry Maguire, NDLR). En ce qui me concerne, honnêtement, ça ne me fait ni chaud ni froid. Quand nous nous sommes lancés dans Green Book , certains ont commencé à évoquer les Oscars, mais ça ne m’avait jamais traversé l’esprit. Ce serait bien, naturellement, mais je ne m’en soucie guère. C’est plus important pour les comédiens, comme Viggo ou Mahershala, qui construisent leurs carrières sur ces prix, mais pour moi, cela n’a guère d’importance. »

Peter Farrelly (au centre):
Peter Farrelly (au centre): « Il y a des moments où ça aurait pu être très drôle, mais inapproprié. Il ne fallait pas que ça devienne idiot. »© DR

Pour autant, Peter Farrelly ne boude pas son plaisir. Voir le co-auteur des Three Stooges auréolé d’une respectabilité inattendue, c’est un peu comme si le cancre abonné au dernier rang côté radiateur trustait désormais les distinctions, magna cum laude encore bien. « C’est clair que depuis le prix du public à Toronto, je suis l’objet de beaucoup d’attention. Mais je n’ai jamais souffert de ne pas me sentir suffisamment pris au sérieux, pas plus que je n’ai éprouvé le sentiment d’être le moins du monde maltraité. Je trouve ça dingue de me trouver ici. Déjà que je dois me pincer quand je me dis que je réalise des films: encore aujourd’hui, je n’arrive pas à le croire. Ce n’est qu’à 25 ou 26 ans que cette option s’est présentée. Quand Bobby et moi avons écrit Dumb and Dumber, nous n’avons pas réussi à trouver un réalisateur. Nous avions eu la mésaventure de voir un de nos projets antérieurs saccagé par le réalisateur, au point que nous en avons retiré nos noms, et ne voulions pas que ça se reproduise. Mon agent nous a alors suggéré de mettre Dumb and Dumber en scène nous-mêmes. Nous n’avions jamais tourné de vidéos ni de courts métrages, mais nous connaissions ce scénario sur le bout des doigts. Au moment de rencontrer l’équipe, nous leur avons dit: « Chacun d’entre vous sait mieux que nous comment faire un film, mais nous connaissons cette histoire mieux que vous. Nous avons besoin de votre aide, mettons-nous ensemble et faisons le film. » » La suite appartient à l’histoire: porté par un phénoménal Jim Carrey – « ce type est un authentique génie »-, Dumb and Dumber impose définitivement leur style, parfois imité, jamais égalé.

Au vrai, et même s’il traduit une évolution sensible dans son chef, tant par le sujet traité que par la manière adoptée, Green Book n’est pas sans faire un écho discret à certains films cosignés par les brothers. Ne serait-ce déjà que par sa forme de road trip, matrice des quatre premiers opus du duo. « C’est inconscient, même si j’apprécie les road trips à titre personnel. J’ai déjà traversé les USA 22 fois, dont 16 fois seul. Quand j’en arrive à un stade où la prochaine étape de mon existence ne m’apparaît pas clairement, je monte dans une voiture, et je roule pendant cinq jours. Ma femme m’y encourage, d’ailleurs… » Quant à l’appel de la comédie, qui vient alléger le propos de fréquentes touches d’humour? « Je n’étais pas le clown de ma classe, ni le genre de gamin à raconter des blagues. Et pourtant, quand j’écris, instinctivement, il y a un élément de comédie. J’ai signé deux livres (Outside Providence et The Comedy Writer, NDLR), et s’ils ont le moindre charme, c’est dans leurs parties les plus amusantes. C’est comme une béquille, mais dans le cas de Green Book, j’ai parfois dû me refréner, parce qu’il y a des moments où ça aurait pu être très drôle, mais inapproprié. Il ne fallait pas que ça devienne idiot. » Dumb, mais pas trop…

Portrait: Viggo Mortensen en mode Soprano

Green Book:

Voilà un moment déjà que l’on était sans nouvelles de Viggo Mortensen, un petit peu plus de deux ans et Captain Fantastic précisément, lorsqu’il quittait son paradis autarcique pour embarquer avec sa marmaille dans un road trip insolite à travers les États-Unis. L’acteur reprend aujourd’hui la route à la faveur de Green Book, le road movie que signe Peter Farrelly. La comparaison s’arrête là, cependant, l’histoire, inspirée de faits réels, se situant en 1962, et racontant le périple dans le sud états-unien ségrégationniste de Doc Don Shirley, un pianiste noir, et de Tony Lip, le chauffeur italo-américain qu’il avait engagé pour la circonstance, un videur plus habitué à jouer les gros bras qu’à parler philosophie de l’existence.

Pour camper ce dernier, Mortensen a payé de sa personne, prenant une vingtaine de kilos au passage, pas un obstacle majeur à l’en croire: « N’importe qui peut manger. Mon souci principal, c’était d’apprendre à me conduire comme cet individu ayant vraiment existé, dont le fils était par surcroît l’un des scénaristes. Je voulais absolument être dans le bon. Comme comédien aux États-Unis, on est parfaitement conscient du fait que certains des meilleurs acteurs du cru sont des Italo-Américains, tout comme d’ailleurs certains des personnages les plus intéressants que l’on peut voir dans des films ou des séries depuis plusieurs dizaines d’années maintenant. Quand Peter Farrelly m’a approché pour jouer ce rôle, je lui ai donc dit dans un premier temps que même si je trouvais l’histoire et le personnage formidables, je ne pensais pas que ce soit une bonne idée. Mais il n’arrêtait pas de me répéter que je pouvais le faire, ajoutant qu’il ne voulait pas voir des visages prévisibles dans les rôles principaux, mais bien de bons acteurs, crédibles dans ce contexte. » Le réalisateur saura se montrer persuasif, comme David Cronenberg en son temps, qui avait vaincu les réticences de l’acteur à incarner Sigmund Freud. « Jouer quelqu’un ayant existé implique toujours une responsabilité plus grande, afin que la voix, le comportement, l’attitude sonnent juste. Ça vaut même pour un petit rôle comme William S. Burroughs dans On the Road , de Walter Salles. Mais ça m’a toujours plu. »

Un remède sucré

Au-delà de sa métamorphose physique, et de ses intonations (nourries notamment de l’écoute attentive des Soprano, issus du même quartier que son personnage), sa composition dans Green Book est de celles qui marquent les esprits, à tel point que les rumeurs d’Oscar vont déjà bon train, après ses nominations pour Eastern Promises et Captain Fantastic. Son duo avec Mahershala Ali, la star de Moonlight, est de ceux qui crèvent l’écran, emmenant ce buddy movie associant classiquement les contraires en terrain hautement savoureux. Pour autant, le film aborde aussi des questions sérieuses. Celle du racisme, notamment, qui était encore la norme de nombreux États de l’Union à l’époque, et dont les deux protagonistes vont faire l’expérience de plein fouet, devant au passage surmonter leurs propres préjugés. Un sujet loin d’être épuisé, du reste, comme l’actualité, en Amérique et ailleurs, ne cesse de le seriner.

Et une dimension que Viggo Mortensen prend de toute évidence à coeur, envisageant les possibles retombées du film: « Green Book a l’avantage d’être situé en 1962. On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un film de gauche ou de droite, ni qu’il épouse le point de vue noir ou blanc. On sait comment les gens pensaient à l’époque, et ce qu’étaient les lois dans certaines parties des USA, où le Green Book était nécessaire, parce que le racisme était à ce point institutionnalisé que les Afro-Américains devaient y recourir pour assurer leur propre sécurité, et avoir des endroits où pouvoir dormir, manger ou faire le plein d’essence. Il n’y a pas de débat à ce sujet, et l’on peut simplement s’amuser et se laisser émouvoir à la vision du film. Il réussit toutefois quelque chose de très difficile, à savoir combiner les qualités d’un bon divertissement et parler d’un sujet important. Il le fait sans point de vue idéologique spécifique et a donc une chance d’être populaire, et d’être vu dans de petites villes en Alabama, au Texas, en Géorgie, en Suisse ou ailleurs. L’incompréhension et les conflits découlent souvent de la peur de l’inconnu et de la différence. (…) Une histoire comme celle-là est aisément transposable. Je pense qu’instinctivement beaucoup de gens, dans des endroits fort conservateurs, aux États-Unis et ailleurs, vont prendre du plaisir devant ce film, mais aussi, peut-être, reconsidérer leur façon de voir les autres. C’est possible. Un remède passe parfois plus facilement avec du sucre… »

BUDDY MOVIES EN BLACK & WHITE

Green Book:

48 Hrs., de Walter Hill, 1982.

Un flic borderline (Nick Nolte) fait libérer, l’espace de 48 heures, un taulard bravache et désinvolte (Eddie Murphy, dans son premier rôle) afin de l’aider à retrouver deux psychopathes échappés dans les rues de San Francisco. Auteur précédemment des Guerriers de la nuit, Walter Hill signe un film sans temps morts, cocktail d’action et de comédie efficace sinon toujours subtil (euphémisme), vestige d’une époque où le politiquement correct n’imposait pas encore ses règles. Un jalon du buddy movie…

Green Book:

Lethal Weapon, de Richard Donner, 1987

Cinq ans plus tard, Lethal Weapon, de Richard Donner, donne ses lettres de noblesse au genre. Roger Murtaugh (Danny Glover), un flic aspirant surtout à la retraite, s’y voit coller un jeune chien fou pour partenaire, à savoir Martin Riggs (Mel Gibson) dit « l’Arme fatale ». S’ensuit une chasse aux trafiquants de drogue haletante, pour un polar angelino palpitant. Et le début d’une longue amitié, déclinée en franchise tout au long de la décennie à suivre, avant de faire l’objet d’une série depuis 2016…

Green Book:

Driving Miss Daisy, de Bruce Beresford, 1989

« Un vieux nègre et une vieille youpine qui font la route ensemble, on aura tout vu. » Exprimée par un flic de l’Alabama, la sentence résume le film de Bruce Beresford, l’histoire de l’improbable amitié se nouant entre une vieille dame acariâtre d’Atlanta (Jessica Tandy) et le chauffeur (Morgan Freeman) que lui a imposé son fils. Ne lésinant pas sur les bons sentiments, le réalisateur australien signe une comédie qui ne manque pas pour autant de piquant, quatre Oscars, dont celui du meilleur film, à la clé.

Green Book:

Men in Black, de Barry Sonnenfeld, 1997

Adaptée d’un comic book de Lowell Cunningham, la saga des Men in Blackimagine des agents arborant lunettes et costards noirs de rigueur, et chargés de protéger, en toute discrétion, la Terre de la lie de l’univers, en régulant l’immigration intergalactique. Mission qu’endossent avec autorité les agents Kay et Jay, Tommy Lee Jones et Will Smith faisant des étincelles dans la comédie SF de Barry Sonnenfeld dont suivront diverses déclinaisons, la prochaine, en juin, mettant en scène les agents H&M…

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