L’opéra au cinéma, bonne ou mauvaise idée?

L'opéra sur grand écran au cinéma: une expérience concluante... et bon marché. © belgaimage
Camille De Rijck Journaliste

Avec les diffusions d’opéras dans les salles obscures, les cinémas (UGC, Kinepolis…) misent sur une nouvelle tendance. Des dizaines de titres lyriques, retransmis depuis les plus belles salles du monde: le phénomène prend de l’ampleur et arrive même, si l’on en croit certains observateurs, à dépeupler les vraies salles d’opéra.

Quand, au crépuscule de la cinquantaine, il prit à la soprano Renée Fleming la fantaisie de faire ses adieux à la scène, c’est – outre la fatigue et le poids de rôles inhumains – la place croissante de la HD et de l’opéra au cinéma qu’elle pointa du doigt. « Voyez-vous, dit-elle en substance à un parterre de micros fébrilement tendus, quand on a 60 ans et qu’on sent braquées sur chacune de ses rides plusieurs caméras de haute définition qui n’ont pas la moindre intention d’être clémentes et qu’on doit camper une jeune fille de 16 ans, on se sent un peu vulnérable. » Et comme il n’existe pas de rôle de femme mûre à l’opéra, Renée Fleming tira sa révérence sur la pointe des pieds.

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Comme le cinéma parlant fit la peau à bon nombre d’acteurs du muet (lire, pour s’en faire une idée précise, la liste des suicides inventoriés par Kenneth Anger dans Retour à Babylone (1)), l’opéra au cinéma n’a pas fait que des heureux. Né, pourtant, d’un geste de démocratisation, il aura tiré vers les critères hollywoodiens un art qui, avant, s’accommodait plutôt bien de chanteurs obèses et de rombières qui jouaient – sans ciller – les imprenables vierges en rosissant des pommettes. Or, au Metropolitan Opera, par exemple, où certains opéras sont diffusés en HD, il est devenu crucial de distribuer les rôles non seulement en fonction des typologies vocales mais aussi des physiques et des dons d’acteurs. Une bonne chose pour la dramaturgie, peut-être. Mais l’histoire du chant se passerait-elle si volontiers de Luciano Pavarotti, pour ne citer que lui?

C’est que l’opéra, dans sa structure actuelle, reste un genre largement anti- social. Son modèle économique, en Europe, repose en grande partie sur l’intervention des pouvoirs publics et – pour le dire comme un Insoumis – « C’est nos impôts qui raquent, mais c’est les riches qui en profitent ». Ce paradigme politique mis de côté, il est vrai que la plupart des théâtres à l’italienne sont construits sur un modèle socialement archaïque où – en gros – les riches s’offrent des places impayables avec une excellente visibilité tandis que les « pauvres » se tapent six étages, se tordent le cou en espérant voir le bout des escarpins de la diva pour un montant toujours supérieur à une place de cinéma. L’opéra au cinéma, c’est un peu de démocratie sociale rendue à cet art, et on ne va pas raser La Monnaie ou l’Opéra Garnier parce qu’ils portent en leurs murs des reliquats d’inégalité sociale (le dernier patron de l’Opéra de Paris n’a pas hésité à faire détruire des cloisons de loges à la masse pour pallier ce problème – il lui faudra désormais en répondre devant un tribunal pénal).

Ceux qui pensent pédagogie n’ont pas forcément tort. L’opéra au cinéma (2) n’est pas boudé, y compris par les plus ultras d’un genre réputé conservateur. Le boulimique trouvera au cinéma un pis-aller valable une fois son budget totalement asséché, et le néophyte un moyen acceptable de « bêta-tester » un genre parfois abscons sur sa propre personne ou sur sa (nombreuse) progéniture. Voir sur écran géant et dans le plus grand détail des captations de tubes comme le Carmen de Bizet, La Flûte enchantée de Mozart, l’Otello de Verdi ou le Madame Butterfly de Puccini enregistrés depuis l’Opéra Bastille de Paris, la Royal Opera House de Londres, la Scala de Milan, l’Opéra de Vienne et bien d’autres, y compris parfois pour certains soirs en diffusion directe: l’expérience est à ce point concluante que certains journalistes ironisent. Le blogueur Norman Lebrecht – sorte de Bob Woodward de la musique classique – s’amuse à publier dans ses colonnes des photos du Metropolitan Opera déserté par l’autoconcurrence qu’il s’est infligée depuis qu’il diffuse dans les cinémas du monde entier.

Sans amplification

Aller à l’opéra, c’est accepter précisément que le genre ait été fondé sur des normes d’un autre temps. La visibilité, l’inconfort, la tarification scandaleuse, les codes de silence et de bienséance, tout cela nous éloigne d’une consommation bon enfant, d’une paisible jouissance d’un genre qui – comme les coquettes qu’il dépeint – attend qu’on se hisse à sa hauteur. Au cinéma, il est permis d’enfourner du pop-corn ainsi que ces malodorants triangles mexicains trempés dans la sauce pendant que, devant nos yeux, La Traviata pousse ses derniers hurlements. Et pas besoin de passer par le nettoyage à sec pour que le smoking soit nickel: un bon vieux training et un pull en pilou feront l’affaire.

Ceux qui furent à la base de cette belle idée avaient-ils conscience de la révolution qu’ils enclencheraient? Comment ne pas l’avoir vue venir, pourtant? Le prix d’une excellente place de théâtre n’équivaut qu’à une place médiocre à l’opéra. Et la première de Così fan tutte à l’Opéra de Naples proposait des tarifs allant de 1.200 à 100 euros pour la plus mauvaise place du théâtre. Sans atteindre de tels sommets, la première catégorie à La Monnaie coûte 159 euros, à l’Opéra royal de Wallonie 85 euros, et 125 euros à l’Opéra des Flandres. Passionnés désargentés et CSP++ ne se croisent que furtivement, au Foyer par exemple, où le verre d’eau est vendu au prix de l’or massif.

L’opéra, pourtant, est un genre épidermique, un genre de l’épiphénomène. On y va pour profiter – en un moment donné – de la symphonie de plusieurs arts chantant de concert: l’architecture des décors, le soin des costumes, la mise en scène, les musiciens, l’art subtil du chef d’orchestre et les mystères de ces énormes voix qui s’enroulent autour de nos oreilles, comme le serpent du Livre de la jungle. Tout cela sans aucune amplification. L’opéra, c’est sans doute la communion sécularisée de plus de 350 ans de traditions; gagne-t-on à s’affranchir de ses inconforts ou bien font-ils précisément partie de l’expérience? Les sièges épais d’une salle de cinéma et le cocon qu’ils offrent à notre écoute remplaceront-ils jamais la sensation physique d’un suraigu offert directement à notre épiderme? Le bras de fer ne fait que commencer et à ce stade, une chose est certaine: le genre opéra est loin d’avoir dit son dernier mot.

(1) Editions Tristram, 320 p.

(2) Viva l’opéra. A l’UGC De Brouckère, Malines, Anvers, Turnhout. www.ugc.be. Opéra au cinéma. A Bruxelles, Gand, Anvers, Hasselt, Courtrai, Louvain, Bruges, Ostende, Liège, Braine-l’Alleud… www.kinepolis.be.

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