L’art bruxellois s’envole à l’étranger

Présenter La Cosa à la Venaria Reale, presque un retour aux sources pour le Bruxellois d'adoption mais Milanais de naissance Claudio Stellato. © geert roels
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Depuis trois ans, Bruxelles mise explicitement sur la culture pour changer son image à l’international, à travers des délégations d’artistes envoyées à l’étranger. Et ça marche.

Venaria Reale, petit village à une dizaine de kilomètres au sud du centre de Turin. Sur le coup de 22 heures, la cour de la Reggia, somptueux domaine royal qui a servi de résidence d’été à la maison de Savoie, résonne d’applaudissements. Listés au patrimoine mondial de l’Unesco, le château et son immense parc sont comparables en taille et en faste à ceux de Versailles. C’est là que la compagnie Carré curieux a installé sa scène – carrée – à l’intérieur de son chapiteau – carré – pour sept représentations de Famille choisie (1). Cela se voit clairement sur les visages: le public, toutes générations confondues, est ravi.

Il faut dire qu’ils savent y faire, ces quatre-là, pour réinventer avec poésie les disciplines circassiennes. Diabolo-toupie dompté à la verticale et à l’horizontale, monocycle démarré couché au sol, jonglage de bulles remplies de fumée ou prenant feu, envols d’oiseaux transparents, équilibre sur tables empilées et marche suspendue, la tête à l’envers: les rires ont alterné avec les gorges serrées, les souffles coupés, dans un appréciable dosage d’émotions.

Carré curieux est ici en représentation, dans tous les sens du terme, en tant qu’une des sept compagnies bruxelloises de la tournée « Bruxelles en pistes », en Italie et en France. C’est la troisième opération séduction du genre après un focus sur la performance et les arts plastiques en 2016 au Palais de Tokyo, à Paris, sous le label « Indiscipline », et sur la danse contemporaine, derrière l’intitulé « Radikal », en 2017 à Berlin au Radialsystem V dirigé par la chorégraphe Sasha Waltz.

Cosmopolite

« Le challenge est de transformer l’image de Bruxelles comme ville administrative et technocrate en celle d’une ville qui bouillonne culturellement, explique Rachid Madrane (PS), à l’initiative de ces manifestations en tant que ministre en charge de la promotion de Bruxelles au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ces artistes deviennent indirectement nos ambassadeurs culturels, de la ville et de leur discipline. » Mais là où, par exemple, la Flandre a misé sur des ambassadeurs clairement du cru (la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, le peintre Luc Tuymans, le plasticien Wim Delvoye…), Bruxelles présente au monde un visage mixte et cosmopolite. « Bruxelles, c’est 184 nationalités différentes qui coexistent, poursuit Rachid Madrane. Il n’y a pas de ville au monde, à part peut-être Dubaï, mais pour d’autres raisons, qui présente un tel mélange. Aujourd’hui, la signature bruxelloise, notre identité, c’est la diversité et la mixité. On n’est pas dans une identité qui se referme, mais dans une identité qui s’ouvre. C’est ça, le combat aujourd’hui en Europe. Pour nous est Bruxellois tout qui vit ou travaille à Bruxelles. »

Au Palais de Tokyo, il y avait notamment le photographe congolais Sammy Baloji, Eleni Kamma, née à Athènes, Hana Miletic, originaire de Zagreb, le danseur d’origine marocaine Youness Khoukhou… A Berlin se sont côtoyés la chorégraphe argentine Ayelen Parolin, l’Américain Daniel Linehan, le Français Samuel Lefeuvre, l’Espagnol Salva Sanchis… Dans cette opération cirque, si on prend le cas de Carré curieux, le quatuor se compose de deux Français, d’un Franco-Suisse et d’un Flamand. Leur lieu de convergence? L’Esac, l’Ecole supérieure des arts du cirque de Bruxelles, aujourd’hui installée dans ses nouveaux bâtiments du Campus du Ceria, à Anderlecht, et qui fait indubitablement partie du top 10 mondial des écoles où se former en tant que circassien. C’est là le point commun de pas mal d’artistes de « Bruxelles en pistes »: qu’ils fassent partie de Poivre rose, de la Scie du bourgeon ou de Back Pocket, ils ont étudié à Bruxelles et restent, où qu’ils aillent ensuite, labellisés « Bruxellois ».

Famille choisie de la compagnie Carré Curieux, très applaudi sous son chapiteau en bois.
Famille choisie de la compagnie Carré Curieux, très applaudi sous son chapiteau en bois.© Enrico Turinetto

Ovni

Ce n’est toutefois pas le cas de Claudio Stellato. Ce Milanais passé par le Lido, le Centre des arts du cirque de Toulouse, s’est installé dans la capitale belge attiré avant tout par l’effervescence de sa scène de danse contemporaine. Il a notamment été interprète pour Fré Werbrouck et Karine Ponties. Il présente ici en extérieur, dans les jardins de la Reggia, son tube La Cosa (« la chose ») (2), qui tourne depuis trois ans. Une prouesse physique dont les seuls accessoires sont des bûches (quatre stères de bois quand même, leur poids a détruit le sol du Manège de Reims) et quatre haches, manipulées par quatre bûcherons ayant troqué chemises à carreaux et bottes contre des vestes élégantes et des chaussures de ville. Un spectacle comme un ovni dans le paysage du cirque contemporain, une exploration dingue et testostéronée du point de rupture et de déséquilibre, dans la construction et la déconstruction.

« Bruxelles n’est pas une capitale de cirque », affirme Claudio Stellato, pas du tout langue de bois, même dans le contexte d’une opération de promotion. « Il y a encore du chemin à faire artistiquement en cirque. C’est très développé en danse et en théâtre, mais en cirque en Belgique francophone, on est encore un peu trop « rigolos ». Pour moi, au niveau artistique, la révolution est en Flandre. Quand vous montez un spectacle, vous pouvez vous baser sur des standards qui marchent ou vous pouvez mener une recherche sur un projet qui peut-être ne marchera pas, mais qui vous fera évoluer. » Claudio Stellato ne mâche pas non plus ses mots à propos de l’Esac: « Quand on regarde le programme des cours, c’est une école qui vise surtout le développement sportif. Moi-même, quand j’étais au Lido, je venais à Bruxelles pour suivre les workshops de l’Esac parce que c’était là qu’on pouvait atteindre le top au niveau technique. Mais, selon moi, il y a un manque au niveau de la recherche artistique. » Et on constate une fois encore que le Belge, même d’adoption, n’a pas le sens inné du cocorico et de l’autosatisfaction. A tort sans doute. L’année prochaine, c’est sa bouillonnante scène jazz que Bruxelles mettra à l’honneur, en Ecosse. Edimbourg, tiens-toi prête: Bruxelles arrive!

(1) Famille choisie: en 2019, du 4 au 6 janvier au Cultuurcentrum à Bruges et du 28 au 30 mars aux Halles de Schaerbeek à Bruxelles.

(2) La Cosa: du 27 novembre au 2 décembre au Théâtre national, à Bruxelles. Le 16 février 2019, Claudio Stellato ouvrira la 10e édition de « Hors pistes » aux Halles de Schaerbeek avec une soirée cabaret.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content