Isabelle Adjani, actrice kamikaze: version longue de notre interview

Pour son retour au théâtre, Isabelle Adjani plonge dans une mise en abyme vertigineuse autour du film de Cassavetes. © SIMON GOSSELIN / PHOTO DE RÉPÉTITION
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Au Théâtre de Namur, Isabelle Adjani est Myrtle Gordon dans Opening Night. Une adaptation libre du film de Cassavetes qui dressait le portrait bouleversant d’une actrice de théâtre en plein doute existentiel, floutant dangereusement les frontières entre la vie et le jeu. Un rôle à la mesure de l’audace de la star française.

Ceci est la version longue de l’interview parue dans Le Vif/L’Express de ce 21 février.

En 1977 sortait Opening Night. Le réalisateur américain John Cassavetes y accompagnait, devant et derrière la caméra, son épouse Gena Rowlands dans le rôle de Myrtle Gordon, une actrice célèbre en train de perdre les pédales face à son rôle ingrat dans la pièce qu’elle est en train de répéter avant sa première à New York. Inspiré par le scénario original du film, le metteur en scène Cyril Teste, maître de l’alliage entre théâtre et cinéma sur scène, confie ce personnage à la fois terriblement fort et terriblement fragile à Isabelle Adjani. Rencontre au Théâtre de Namur, où aura lieu la création mondiale.

À 19 ans, vous avez renoncé à la Comédie-Française pour tourner avec François Truffaut L’Histoire d’Adèle H. Vous est-il arrivé de regretter d’avoir quitté le théâtre à ce moment de votre carrière?

À l’époque, ça a été pour moi un choix cornélien, car j’aimais la Comédie-Française, où on m’avait proposé de devenir sociétaire. À 19 ans, c’était quand même un sacré accomplissement! J’ai fini par suivre Truffaut et son obstination à me vouloir absolument dans ce film. Ce sont des moments mystérieux où on est juste guidé par des forces qui vous brusquent et vous amènent vers un autre destin. Ma vocation au départ était une vocation théâtrale. Le cinéma est venu, je ne dirais pas comme « un accident », mais « en collision ». Je me suis laissée entraîner. Mais ça m’arrive tout le temps de me dire « j’aurais dû ». Tous les jours, tous les matins. Quoi que je fasse, quel que soit le bien-fondé de ce que je décidé, il y a toujours un « j’aurais dû » qui traîne dans mon esprit. Et quand je reviens au théâtre, je me dis toujours: mais comment est-ce que je peux vivre sans? Comme si c’était un état naturel.

Opening Night - photos de répétition
Opening Night – photos de répétition© Simon Gosselin

Dans Opening Night (1), vous revenez justement sur scène dans le rôle d’une comédienne de théâtre, Myrtle Gordon, qui perd pied lors des répétitions de son prochain spectacle. En quoi Myrtle est-elle proche de vous? En quoi est-elle éloignée?

Ce qui me parle chez Myrtle, c’est le caractère obsessionnel de son questionnement. Quitte à en devenir autodestructrice, ce qui ne me concerne pas en l’occurrence, mais je comprends qu’elle ait cette espèce d’acharnement à vouloir absolument comprendre d’où elle part, où elle va, pourquoi elle y va. Tout cela avec une grande empathie féministe. À travers ce questionnement, elle s’intéresse à la condition de la femme et à celui de l’actrice pour laquelle le temps passe. Qu’est-ce que le devenir féminin dans un monde qui est évidemment encore un monde d’hommes ULTRA MACHISTE à l’époque du film de Cassavetes. Comme dans le film de Bergman, Après la Répétition, on regarde une actrice au travail. Ici, la grande différence, c’est que je joue une actrice qui joue Myrtle, qui elle-même joue le personnage d’une actrice. Chacune a des problèmes de couple, d’addiction, de mal-être, mais c’est un portrait d’actrice décliné en trois dimensions, qui met toujours en avant la quête de l’intériorité d’un rôle en toute honnêteté. Une actrice honnête ressemble à un kamikaze.

Avez-vous vous aussi été kamikaze dans votre parcours? Pour certains rôles en particulier?

Bien sûr. Il y a eu Camille Claudel, Possession… Mais on prend un risque chaque fois qu’on joue totalement. Quand on parle d’un rôle, on dit qu’on « se jette » dedans, on « se lance » , on « plonge », on « se donne ». Tout est dans le sens du danger, mais s’il n’y a pas un peu de danger, il n’y a pas de vie. Ceci dit, il ne s’agit pas de se mettre en danger tout le temps. Ce qui est formidable dans ce travail sur Opening Night, c’est que Cyril Teste est un metteur en scène qui sait brasser le danger sans toutefois vous mettre en danger. Souvent, les réalisateurs, les médias et le public associent la performance du déséquilibre à la nécessité d’un déséquilibre. Certains s’y sont laissés prendre et ont vu leur vie se délabrer intérieurement. Mais Cyril ne voit pas les choses comme ça. On peut produire du mal-être sans se retrouver mis à mal. Et ça, c’est très étonnant. Avec lui, on peut aller loin tout en sachant que dans cet ailleurs vous n’allez pas vous perdre, vous pouvez revenir à vous-même sans blessure grave. Il y a chez Cyril une espèce de patience infinie, une bienveillance inaltérable. C’est très rare. Je n’ai jamais vu quelqu’un à ce point ne s’agacer de rien et être totalement en ajustement à nos efforts, à nos progrès, à nos difficultés. Il veille sur les comédiens, il nous guide et du coup on se sent très libres. Il n’y a aucune tyrannie. Alors qu’il a une inspiration geyser, ça jaillit tout le temps. En général, les gens inspirés sont assez insupportables. Lui pas du tout. Travailler avec lui, c’est chercher et se réjouir de trouver. Il y a une vraie joie.

Cyril Teste
Cyril Teste© Simon Gosselin

Comment avez-vous rencontré Cyril Teste?

J’étais à Lille en train de tourner Carole Mathieu et je suis allée voir sa version de Nobody de Falk Richter, qui se donnait au Théâtre du Nord. J’ai été absolument foudroyée par son spectacle, par l’excellence de son collectif de comédiens, tous dirigés à la perfection, par cette performance filmique totalement maîtrisée. Les spectacles de Cyril Teste sont marquants à titre définitif.

Vous allez souvent au théâtre?

Jamais assez. Si on n’est pas au théâtre tous les soirs, on n’est pas assez au théâtre. Ne pas aller au théâtre quand on est comédienne, ce serait comme un médecin qui ne lirait pas les publications sur les dernières découvertes dans le domaine de la santé.

Et vous Cyril, comment s’est passée votre rencontre avec Isabelle?

Bien sûr je l’ai connue avant qu’elle me connaisse. Elle est venue tourner un film dans mon village natal, Carpentras, L’été meurtrier, qui a été littéralement bouleversant pour moi. Jamais je n’aurais imaginé pouvoir travailler avec elle, mais quand la vie vous le propose, vous prenez parce que ça devient une évidence pour vous. Opening Night était au départ un matériau parmi tant d’autres -avec des textes de La Callas, de Tchekhov…- dans notre désir de travailler ensemble autour de la problématique du processus de création. On s’est orientés vers Opening Night parce que nous avons eu l’immense chance de rencontrer Al Ruban, le chef opérateur et producteur du film de Cassavetes et nous avons dans les mains le scénario original du film, dans une version qui aurait donné un long métrage de plus de trois heures. Mais nous avons énormément épuré ce matériau de base. Il ne faut pas s’attendre ici à un remake du film de Cassavetes, à une transposition mimétique.

Opening Night - photos de répétition
Opening Night – photos de répétition© Simon Gosselin

Dans la version que vous mettez en scène, il n’y a d’ailleurs plus que trois acteurs, incarnant Myrtle, son partenaire de scène Maurice, incarné dans le film par Cassavetes lui-même, et Manny, le metteur en scène. Pourquoi?

Cyril Teste: Je crois que l’écueil d’une adaptation, c’est de vouloir tout raconter. Le film de Cassavetes a 40 ans, il ne peut pas être vu comme a pu l’être alors, avec des questions qui sont liées à la violence, à l’alcool, à la sexualité, au politique.

Isabelle Adjani: Il y a aussi des propos misogynes très datés. Dans les années 50, une femme de 40 ans, c’était une vieille femme, sa vie était terminée, c’était normal que son mari la quitte, etc. Il y avait cette épée de Damoclès hollywoodienne de l’âge, sous laquelle les actrices ont tendu leur cou jusqu’à récemment, jusqu’à l’explosion de #metoo. Des actrices américaines qui ont pu dire qu’il n’y avait pas de rôles pour les femmes de plus de 40 ans, mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. Tout est une histoire de prise de pouvoir, d’autonomisation, d’affranchissement d’un préjugé qui pour moi est complètement démodé. Ça a délivré les actrices de cette espèce de spectre menaçant, de ce dragon de papier.

Cyril Teste: Pour moi en aucun cas Myrtle n’a peur du futur, l’âge n’est pas un sujet. Le sujet fondamental, c’est le fait qu’elle n’est pas regardée comme elle est.

Et vous Isabelle, avez-vous l’impression d’avoir été regardée comme vous êtes?

Isabelle Adjani: Non, bien sûr que non. Dans le monde du cinéma, votre image est rarement en correspondance avec ce que vous êtes vraiment. On se retrouve un peu otage d’une composition qui vous échappe, pour le meilleur ou pour le pire. Régulièrement, et quel que soit le personnage que je joue, on me dit: « il est très proche de vous ». C’est tellement drôle. Ce sont les fantasmes qui prévalent. Au début, ça peut être un peu gonflant, puis au fur et à mesure, ça devient comique. Je pense qu’au bout d’un certain temps, les gens ressentent qui vous êtes réellement Mais ça fait un moment déjà que j’ai arrêté de m’inquiéter à ce sujet. C’est comme la vérité: elle finit toujours par être dite.

(1) Opening Night: au théâtre de Namur, du 22 février au 2 mars. www.theatredenamur.be

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