François Curlet, complément d’objets

Toast cannibale, François Curlet, 2014. © dr
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Le MAC’s du Grand-Hornu offre une vaste exposition monographique au plasticien français François Curlet. Une occasion opportune de faire connaissance avec son petit réchaud poétique qui porte les signes à ébullition.

C’est en plein montage de Crésus & Crusoé, une proposition monographique d’envergure à l’intitulé écartelé, que l’on rencontre François Curlet (1967). On le sait d’expérience: le moment n’est pas facile pour un plasticien qui doit se partager entre les impératifs d’installation – il est interrompu sans cesse, on le somme de prendre des décisions – et les questions d’un intervieweur. Mais cet exercice de funambule en équilibre sur le fil de la création et de la promotion ne semble pas troubler l’intéressé. Le fait est suffisamment rare pour être souligné car il est révélateur d’une grande maîtrise qui, dans le cas présent, est dissimulée sous une bonne dose d’indolence – il a fait sienne la maxime d’André Balthazar (1934 – 2014) du Daily-Bul (1): « Quoi que vous fassiez, vous serez toujours ridicule. »

Curlet ne s’attache pas seulement à décrypter de quoi les objets sont les signes, il s’amuse à en perturber les régimes

Totalement serein et disponible, l’artiste qui se dit « belguoïde » (cela fait près de trente ans qu’il vit en Belgique, ce qui représente davantage de temps qu’il n’en a passé dans son pays natal, la France) n’a rien d’une diva de l’art contemporain. Pour preuve, il s’excuse avec beaucoup de douceur auprès des responsables de la logistique lorsqu’il s’agit de leur faire déplacer une oeuvre suspendue au plafond, pourtant installée selon les consignes. Hélas, la perspective « ne fonctionne pas », obstruée qu’elle est par le « salon des enfants », ce cube blanc servant à l’accueil du jeune public qui dessine un sas architectural en forme de préambule aux salles d’exposition. Cela ne fait aucun doute: François Curlet appartient à cette catégorie de créateurs rigoureux qui ne négligent aucun détail. Son regard aux paupières pesantes, qui n’est pas sans évoquer celui d’un Salman Rushdie, témoigne d’une perspicacité sans faille: rien ne lui échappe d’autant qu’il est en permanence conscient de ce qui est en train de se jouer. S’il ne fallait avancer qu’une seule preuve de cette grande intelligence, ce serait certainement le puissant coup de force opéré il y a vingt ans au moment de l’inauguration du MAC’s, ou Musée des arts contemporains du Grand-Hornu. L’homme était alors parti à la rencontre des habitants dont les maisons jouxtaient le nouveau musée et les avait dotés d’un statut en faisant imprimer des cartes de visite semblables à celles des collaborateurs de la nouvelle institution. Désormais auréolés du titre officiel de « voisins » du MAC’s, les citoyens en question aspiraient ainsi toute l’aura et la charge symbolique de la nouvelle affectation du lieu qui colonisait une partie de leur mémoire. Bref, un renversement exemplaire en forme de leçon de démocratie à l’usage d’un monde, celui de l’art, qui a parfois tendance à se rêver au-delà des rapports de force.

Moonboot, François Curlet, 2008.
Moonboot, François Curlet, 2008.© dr

Une forêt de signes

« Ça va être froid et chaud », prévient François Curlet lorsqu’il s’agit de détailler les contours de cette quasi-« rétrospective », un terme qu’il préfère ne pas utiliser en raison de ses « relents de sapin ». De fait, si le « froid » est soufflé par des matériaux bruts souvent issus de la récupération, le « chaud » émane de la « cuisson poétique » à laquelle le plasticien les soumet. On en prend la mesure à travers une large section du musée qui sera occupée par des objets, axe important de son oeuvre que le Français a déployé surtout entre 1990 et 2010, même s’il lui arrive encore d’y revenir. L’arrière-fond postmoderne de cette préoccupation est à chercher du côté de Roland Barthes, Jean Baudrillard ou Walter Benjamin. Curlet ne s’attache pas seulement à décrypter de quoi les objets sont les signes, de quelle trame sociale ils procèdent, il s’amuse à en perturber les régimes. « Je fonctionne beaucoup en faisant appel au savoir-faire des artisans. Non seulement parce que je suis incapable de réaliser cette production moi-même vu l’ensemble des matières que j’aborde, il me faudrait d’ailleurs être un véritable MacGyver du fait mains), mais surtout parce que j’aime me servir de ces procédés comme d’un filtre », explique-t-il. A ce titre, le meilleur exemple est constitué par l’une des pièces initiales de cette série, soit un moteur en osier qu’il a fait fabriquer par des non-voyants travaillant dans un atelier de tressage. Il précise: « L’objectif était double. Je voulais d’abord montrer l’analogie entre le geste et l’industrie, mettre en évidence la manière dont la mécanisation s’est concrètement inspirée du travail de la main à travers l’observation minutieuse du mouvement binaire. Ensuite, j’aimais le principe qui consistait à ce que des gens qui n’ont jamais vu un moteur en façonnent une version idéale, au sens propre du terme, à l’usage de visiteurs qui se rendent dans un endroit où ils sont enjoints d’exercer leur regard. »

D’autres oeuvres creusent le sillon de ce que Baudrillard a nommé le « système des objets ». Ainsi d’hybridations décalées issues de flâneries littorales en Camargue: on pense particulièrement à cet improbable assemblage unissant une chaussure de femme à semelle compensée et un os de flamant rose. Une autre variation a même été imaginée sur ce principe qui abouche une « Moonboot » en céramique à un os en plastique à l’usage des carabins. Ces agencements renvoient immanquablement vers Fémur d’homme belge et Fémur de femme française (1965), grands classiques du répertoire de Marcel Broodthaers (1924 – 1976), un artiste auquel Curlet se sent apparenté. Dans le même ordre d’esprit, on pointera encore d’inédites valises en verre présentées sur un tapis roulant. Emprunté à l’univers du contrôle de sécurité, ce dispositif matérialise de façon inédite l’image au rayon X, soit un objet du monde réel à l’existence paradoxale. Sans oublier ce panneau en bois peint commandé à Edmond Jamoulle, peintre historique des façades de cinéma de Bruxelles. L’oeuvre représente un homme allongé dans un lit dont la tête et les pieds témoignent d’un devenir-coq. « Ce que nous voyons, c’est son rêve… peut-être est-il en train de se rêver francophone », ironise Curlet. Outre les vidéos qui n’étaient pas encore visibles lors de notre passage et qui constituent le pan le plus prospectif du travail du plasticien, Crésus & Crusoé lève également le voile sur des peintures réalisées au spray sur cuivre à partir de pochoirs issus de chutes de découpes industrielles. Mêlant brutalité et préciosité, ces tableaux d’un genre nouveau sont à comprendre comme des « ectoplasmes » de la productivité, sortes de membranes entre l’espace privé et la rue, entre l’Art déco et le tag. Ce qui constitue rien de moins qu’une zone tampon anthropologique, un terrain vague sémiologique.

(1) Mouvement et revue créés par André Balthazar et Pol Bury à La Louvière, en 1957, dans la mouvance du mouvement Cobra et du surréalisme belge, et dont l’emblème est un escargot.

Crésus & Crusoé, François Curlet, au MAC’s, site du Grand-Hornu, à Hornu, jusqu’au 10 mars 2019. www.mac-s.be.

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