Cet homme sait comment vous manipuler

© Emilie Jonet
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

L’auteur et metteur en scène Vincent Hennebicq fait sortir de l’ombre de l’Histoire Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, spécialiste de la manipulation des masses. Absolument édifiant quant à son fond, Propaganda! coince un peu sur la forme.

Né à Vienne en 1891, Edward Bernays est par deux fois le neveu de Freud: son père était le frère de Martha Bernays, la femme du père de la psychanalyse, et sa mère, Anna Freud, en était une des soeurs. D’abord journaliste, il saura tirer les enseignements de son célèbre oncle sur l’inconscient pour les appliquer aux foules afin de favoriser certains industriels et certains politiques. Un fameux détournement de découvertes destinées initialement à des processus thérapeutiques.

Parmi ses coups les plus fumants, on compte la consécration des oeufs-bacon comme petit-déjeuner officiel aux USA, la promotion de la cigarette -rebaptisée pour l’occasion « torche de la liberté »- chez les femmes en tant qu’instrument de leur émancipation, le basculement de l’opinion américaine pour l’entrée des forces US dans la Première Guerre mondiale, et même une sérieuse contribution au renversement du président du Guatemala Jacobo Arbenz Guzman afin d’y préserver les intérêts de la United Fruit Company (aujourd’hui Chiquita).

« Quoi que vous fassiez, l’important c’est qu’en bien ou en mal, on parle de vous », dira-t-il ici. Inventeur du buzz, Edward Bernays ne s’est pas montré très regardant quant aux moyens utilisés: fake news, mises en scène impliquant des figurants, activation des peurs les plus irrationnelles… Le tout en affichant un mépris effarant envers ses congénères, surtout quand ils sont réunis en troupeau (merci tonton Sigmund pour Psychologie des masses et analyse du moi).

Le défi de Vincent Hennebicq (les très appréciés Going Home, Wilderness, L’Attentat…) était donc de nous raconter la vie et l’oeuvre de cette espèce de suppôt de Satan, père de bien des maux de la société contemporaine, en le faisant incarner sur scène par Achille Ridolfi, acteur ayant endossé le rôle d’un autre grand gourou (de théâtre, celui-là) dans son récent seul en scène Anti-héros.

Hennebicq a choisi pour cela le contexte d’une émission de télévision: A Night with Michel, écho du Late Show de David Letterman sur NBC, auquel Bernays participa réellement en 1984 et dont certaines images sont données en final. Face au décor de l’émission, les spectateurs de Propaganda! se retrouvent bon gré mal gré à la place du public « live » du show. Et voilà qu’arrive Kiki (Eline Schumacher, épatante en couteau suisse sexy), chargée de veiller au placement des gens (les plus beaux devant si possible) et de chauffer la salle. Et Kiki de nous briefer rapidos: quand elle secoue les mains en l’air, il faut applaudir; quand elle ferme les doigts, on est priés de rire; de huer si elle met les pouces en bas. Et le public, masse servile, de s’exécuter. En deux minutes, CQFD: nous sommes bien les petits-enfants d’Edward Bernays, prêts à répondre sans réfléchir à toute stimulation comme les moutons jetés à l’eau par Panurge. Bêê! « 95% des gens sont des suiveurs, rassurés par le sentiment d’appartenance à une communauté », déclarera au cours du spectacle Bernays qui, « sorti ce soir de sa tombe pour cette émission spéciale », y ira lui aussi de son interaction avec le public (je fais ho-ho, tu fais ho-ho) avant même d’avoir prononcé le moindre mot.

La suite est du pur entertainement, avec « minutes animales », choré, invité surprise, seins nus, popot à bouboules rempli de mots-clés, chanson en live, etc., etc. Avec aussi, saupoudrant le tout, une solide dose de séquences vidéo au montage ultra rapide, mêlant sans distinction archives historiques, extraits de films, images de pubs et séquences populaires du Net. C’est trop, on croule. Utilisant machiavéliquement les mécanismes qu’il dénonce, Propaganda! pèche par un éclectisme qui plaira sans doute aux ados, mais qui manque de tension narrative. Reste un propos -ahurissant- à transmettre à tous, aux jeunes en particulier. Pour la petite histoire, on mentionnera encore qu’Edward Bernays, mort en 1995 à 103 ans, a eu des descendants. Il compte parmi ses petits-neveux Marc Randolph, cofondateur et premier patron de Netflix. Vous avez dit puissant?

Propaganda!: jusqu’au 2 février au Théâtre les Tanneurs à Bruxelles, www.lestanneurs.be et les 22 et 23 février au Festival de Liège, www.festivaldeliege.be

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