Au théâtre Le Public, « payez l’entrée selon vos moyens »

"Si la classe moyenne n'était pas de plus en plus oppressée dans son pouvoir d'achat, on ne mènerait peut-être pas cette action." © Jovo Marjanovic/getty images
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Quel est le prix de la culture? Combien est-on prêt à payer pour elle? Ou plutôt, combien a-t-on les moyens de payer? En proposant pendant un mois un tarif libre pour les places de ses spectacles, le théâtre Le Public, à Bruxelles, entend ouvrir quelques questions citoyennes.

Pendant tout février, les spectateurs du théâtre Le Public pourront acheter leurs places de spectacle pour la fin de la saison selon une fourchette de prix extralarge, allant de 5 à 50 euros par tranche de 5, et cela en choisissant eux-mêmes leur tarif, « en fonction de leurs moyens ». Leurs « moyens » et non pas leurs « revenus », soit une notion beaucoup plus subjective dans le cadre d’une démarche reposant sur la confiance. Pas question pour la billetterie d’exiger l’avertissement-extrait de rôle avant de délivrer les tickets. Les tarifs normaux sont également maintenus pour ceux qui souhaitent payer « comme d’habitude », mais les invitations seront supprimées.

Cette initiative peu banale, Michel Kacenelenbogen et Patricia Ide, cofondateurs et codirecteurs du lieu, l’ont lancée à la suite de réactions de leurs spectateurs. « Certains sont venus nous parler, expose Patricia Ide, d’autres nous ont écrit pour nous expliquer qu’ils ne viendraient plus au Public parce qu’ils n’avaient plus les moyens, ou qu’ils souhaiteraient être là plus souvent mais que ce n’est plus possible. L’un se retrouve au chômage, un décès survient dans la famille… Et c’est le théâtre qu’on supprime, c’est la culture qui saute. » « Personne ne peut travailler dans les matières qui sont les nôtres sans s’interroger sur les gilets jaunes, sur la définition des éléments de première nécessité, etc., enchaîne Michel Kacenelenbogen. Si la classe moyenne n’était pas de plus en plus oppressée dans son pouvoir d’achat, on ne mènerait peut-être pas cette action. Très franchement, nous n’avons pas de problème de fréquentation, nos salles sont occupées en moyenne à 88%. Mais ce que je voudrais, c’est que tous les spectateurs puissent venir régulièrement en payant un prix juste. »

Patricia Ide et Michel Kacenelenbogen à la base d'une initiative audacieuse.
Patricia Ide et Michel Kacenelenbogen à la base d’une initiative audacieuse.© dr

Solidarité et autonomie

Avec ce prix libre, les responsables du théâtre visent explicitement les personnes dont le revenu se situe à la grosse louche entre 1.200 et 2.000 euros par mois. Certaines réductions existent déjà, dans tous les théâtres d’ailleurs. En 1999, la comédienne Isabelle Paternotte et Roland Mahauden, ancien directeur du Théâtre de poche décédé en novembre dernier, semaient les germes de l’asbl Article 27, qui permet à un public précarisé (émargeant au CPAS, fréquentant une maison d’accueil, un centre d’alphabétisation…) de payer sa place de spectacle 1,25 euro. Si le prix plein d’une place au Public s’élève à 26 euros, il existe également des réductions pour les seniors, les demandeurs d’emploi, les étudiants et les groupes. Quant au « ticket solidaire », il permet à celui qui achète une place d’offrir dans un pot commun (au prix réduit de 15 euros) une place à quelqu’un qui ne peut pas se le permettre. « Il y a déjà des processus de solidarité dans notre société, poursuit Michel Kacenelenbogen, mais certains entraînent une perte d’autonomie. Pour le ticket solidaire, il faut entrer dans une démarche active et se dire qu’on demande une place gratuite parce qu’on n’a plus de quoi se la payer. »

Au cours du mois de janvier de cette année, le directeur a mené lui-même une enquête auprès de 200 spectateurs, abonnés et non-abonnés, jeunes et moins jeunes, pour sonder le public quant à l’accueil et la faisabilité de ce projet. Par rapport au prix d’une place, 26% des personnes interrogées se disaient prêtes à débourser plus de 30 euros et 32% moins de 15 euros. Sur cette base, la direction du Public estime qu’une catégorie pourrait compenser l’autre. Un pari tout de même risqué pour une maison de théâtre où 60% du budget est constitué par les recettes propres (1). Le Public a également choisi de ne pas proposer de places gratuites, « pour que la valeur du travail des artistes soit reconnue. Si on triplait la subvention et que tous les théâtres devenaient gratuits, ce serait sans doute une belle idée politique, mais d’un autre côté, on pourrait finir par croire que ce que font les artistes n’a pas de valeur. Il faut trouver la juste mesure. »

Dans un processus d’ouverture de la réflexion, chacun donc est invité à se poser la question: quelle est la valeur d’une place de spectacle? Qu’est-on prêt à payer « en fonction de ses moyens »? Le tout dans une relation de confiance, à placer dans la tradition du chapeau qu’on fait passer dans le public. Une pratique encore courante dans le théâtre de rue par exemple, mais qui se retrouve aussi en dehors du domaine culturel, comme dans ces champs où les passants peuvent eux-mêmes récolter quelques légumes en échange d’une contribution libre et anonyme, dans une petite boîte.

« Je pense qu’il faut inventer un nouveau type de solidarité, de coopération, qui n’est pas de la charité, conclut Michel Kacenelenbogen. L’Europe est en train de régresser parce qu’une grande partie de la classe moyenne a davantage peur de perdre ce qu’elle a qu’envie de se battre pour que ça change. Si on veut bousculer les logiques de consommation et de répartition des richesses, la classe moyenne doit se mobiliser. Et pour cela, il faut la concerner par des actes concrets réguliers, de manière active, sans que ces actes ne la positionne à un endroit supérieur et sans placer non plus ceux qui ont moins de moyens dans une logique de redevabilité. L’autonomie de l’accès à la culture dans une proportion égalitaire me paraît quelque chose de beau. En Suède, le montant des amendes routières est lié au revenu du contrevenant. Le civisme serait que toute une série d’éléments de première nécessité aient un prix proportionnel au revenu de chacun. Ça, c’est le respect de l’individu. »

Utopie? Coup de pub? Dans tous les cas, une certaine idée du « coût de la vie » fait son chemin.

(1) Fondé en 1994 sur la base de fonds privés, le théâtre Le Public a été subventionné à partir de 2002. Aujourd’hui, à la suite des nouveaux contrats-programmes 2018-2022, il reçoit deux millions d’euros de la Fédération Wallonie-Bruxelles, sur les 31 millions de subventions pour les contrats-programmes attribués au « théâtre pour adultes ».

Combien ça coûte

– Tarif plein au ticket au théâtre Le Public: 26 euros.

– Tarif plein au ticket au Théâtre national: 30 euros (spectacles grande salle).

– Tarif plein au ticket au Théâtre de la vie: 13 euros.

– Tarif plein pour un film dans un grand complexe cinéma: 11 euros.

– Tarif de base d’un ticket pour un match du Standard de Liège: entre 23 et 35 euros.

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