« 2018, année de la contestation »

Santiago Sierra: No, 2009 US OR CHAOS: Collection a/political © SANTIAGO SIERRA, A/POLITICAL
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Cinquante ans après Mai 68, ce slogan ne sent-il pas le moisi? Non. Réactivé, le désir de s’opposer, inscrit à l’affiche de nombreux lieux de culture, culmine dans un événement phare programmé à la Centrale: Résistance.

« 2018 marque les 50 ans de Mai 68. À cette occasion, nous lançons une année thématique inédite sous le nom de « 2018, année de la contestation », l’occasion d’interroger, par le biais de la culture, l’héritage de Mai 68 et, surtout, les formes que prend la contestation aujourd’hui et ce qu’il en reste. » Signée par l’Échevinat de la Culture de la Ville de Bruxelles, cette très officielle communication méduse. Dans le genre injonction paradoxale, « double bind » en anglais, difficile de trouver mieux. On connaissait « Soyez spontané!« , il faut désormais compter avec « Révoltez-vous!« . En mai dernier, l’artiste Laurent d’Ursel pointait déjà ce paradoxe par le biais d’une oeuvre qui s’avançait sous la forme d’une affiche: « Il est interdit de ne pas se révolter. » Ambiance. Le tout accompagné d’un cartel pas piqué des vers. « La même Ville de Bruxelles réprime avec brutalité une nano manifestation pour le droit au logement le 21 mars 2018 (par exemple) et claironne 2018 « année de la contestation ». Pire, elle orchestre dans ce cadre la « révolte » et de manière fort racoleuse: en faisant miroiter aux artistes une place dans l’exposition REVLT! . Moralité: toujours se demander comment, au moment d’un événement (en l’occurrence Mai 68), se fussent comportés ceux qui, après, surfent dessus« , ironisait ce plasticien basé à Saint-Gilles.

Il reste que cette incitation au soulèvement a été diffusée à travers le réseau des institutions culturelles de la capitale. On imagine d’ici le malaise éprouvé par les responsables mis devant le fait: comment peut-on obéir et désobéir simultanément? Impossible de ne pas convoquer mentalement Runaround, une nouvelle écrite par Isaac Asimov. Le pitch? Il est révélateur: un robot doit faire face à une programmation pernicieuse l’obligeant dans le même temps à se protéger et à intégrer une instruction qui, à l’insu de celui qui la donne, le conduit vers l’anéantissement. Dès qu’il fait un pas en avant pour obéir aux ordres de son programmateur, il augmente ses probabilités de dislocation; en revanche, lorsqu’il effectue un pas en arrière pour éviter ledit risque, il se met en porte-à-faux de l’injonction qui lui est donnée. Uncool.

Révoltez-vous qu’ils disaient…

Comment faire pour échapper à ce cercle vicieux? Qu’ils dépendent des autorités ou non, les opérateurs culturels du pays se sont sortis de l’aporie avec plus ou moins de bonheur. Au stade 1 de la débrouille, on trouve Bozar avec l’exposition Resist!, qui s’est contentée d’une mise en images, certes remarquables, de la révolte. Soit une programmation spectaculaire de « quelques-unes des représentations les plus emblématiques des mouvements qui ont secoué le monde dans les années 60« . Bien mais était-ce suffisant? Pas sûr. De façon plus engagée, le MIMA a sorti son épingle du jeu grâce à Get Up Stand Up, un événement dédié à la désobéissance civile -d’ailleurs prolongé jusqu’au 31 décembre. Déroulant 400 affiches ayant contribué à éveiller les consciences, l’exposition va plus loin que la simple présentation d’images en lutte. « Cette exposition doit se comprendre comme une incitation, l’idée c’est de donner envie de descendre dans la rue« , argumente Raphaël Cruyt, qui est intervenu comme directeur artistique.

Barricade, barricade!, capture d'écran vidéo de Emilio López-Menchero, 2017
Barricade, barricade!, capture d’écran vidéo de Emilio López-Menchero, 2017© EMILIO LÓPEZ-MENCHERO

Avec Us or Chaos, le BPS22 creuse aussi le sillon de cette thématique. À quelques nuances près. Directeur de l’institution carolorégienne au poing levé, Pierre-Olivier Rollin remet les pendules à l’heure: « L’idée des 50 ans de Mai 68 n’est pas intervenue dans notre choix de programmation. Pour nous, il est toujours question d’une affiche reprenant des artistes en prise avec les questions politiques et sociales. C’est un axe fort. Depuis 1968, tout a changé. La priorité pour une institution publique comme la nôtre est de se situer à côté du marché de l’art et de résister aux opérateurs privés qui font de la création un objet de consommation et de délectation. Avant, peut-être fallait-il se battre contre l’État… Aujourd’hui, il s’agit de s’opposer à la main invisible du marché. L’économie est un ennemi bien plus retors que l’autorité frontale, ne serait-ce que parce que nous lui faisons une place en nous. Us or Chaos reprend entre autres le travail de Petr Pavlensky, artiste qui dénonce les banquiers comme nos « nouveaux monarques « . En 2017, il s’est fait arrêter pour avoir jeté de nuit un cocktail Molotov sur une succursale de la Banque de France située de façon emblématique sur la place de la Bastille. Il a longtemps été emprisonné sans date de procès. Le sort qui lui a été réservé témoigne d’un usage disproportionné de la violence quand on s’en prend au pouvoir économique. À l’inverse, les crises financières et les nombreuses délocalisations ont montré que ce dernier agissait en toute impunité, faisant son choix parmi les législations qui lui sont favorables. »

Une synthèse

La Centrale for contemporary art ne pouvait manquer à l’appel de la commémoration soixante-huitarde. Bien entendu -l’inverse aurait été surprenant-, le lieu ne s’est pas contenté du minimum syndical. Au contraire, il a opéré une synthèse entre praxis et analyse qui force le respect. Le tout sur fond de nuance sémantique précisée d’emblée par Maïté Vissault, curatrice du volet exposition: « Ce n’est pas de contestation dont il est question mais de résistance… Il s’agit moins de revendications précises que du déplacement d’un contexte pour l’examiner sous un autre angle. La résistance est un phénomène qui peut s’opérer au niveau biologique, il résulte d’un examen intime. »

Pour être à la hauteur de son programme, Résistance s’articule en deux pans. Le premier porte le nom de « Open Academy ». Initié par Carine Fol, il s’agit d’un atelier ouvert qui rassemble plusieurs écoles d’art bruxelloises -l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles ArBA-EsA, ISAC et CARE, La Cambre, LUCA School of Arts et RITCS- dans une perspective avouée de fécondations mutuelles. Le projet évoque directement Mai 68 et son Atelier populaire de l’ex-école des Beaux-Arts, soit une structure évolutive ayant ouvert ses portes à tous, étudiants, artistes travailleurs, français et étrangers… Carine Fol d’en préciser les contours: « L’espace fait place à une plateforme où le public peut s’asseoir pour regarder les films, écouter les conférences ou voir en livestream les séances qui se déroulent dans l’atelier quand celui-ci est saturé de monde. Il y a également une table-comptoir-tableau pour les artistes et les étudiants participant aux workshops. Ce dispositif peut aussi être utilisé par les visiteurs qui ont tout le loisir de s’exprimer à la craie. Enfin, il est possible pour tout un chacun de consulter une bibliothèque documentaire rassemblant une sélection d’actions politiques ou artistiques à connotation performative. »

Guerrilla Girls de Andrew Hinderaker, 2015
Guerrilla Girls de Andrew Hinderaker, 2015© ANDREW HINDERAKER

Ce lien tissé avec les écoles d’art et les citoyens constitue une priorité pour la directrice artistique qui entend démontrer qu’il est possible « d’habiter autrement un lieu institutionnel« , ce qui est déjà en soi tout un programme. Pour illustrer son propos, l’intéressée fait référence au Melkweg, ce lieu culturel alternatif né à Amsterdam dans les années 70. Le second pan du concept consiste en une exposition au propos bétonné. Maïté Vissault, cheville-ouvrière de cette brillante démonstration, a refusé toute  » tentative d’illustration des thèses de Mai 68 » au profit d’un dialogue entre les oeuvres de l’époque et celles d’aujourd’hui. Elle détaille: « C’est un moment d’urgence qui s’est produit il y a 50 ans, quelque chose a implosé comme le montre merveilleusement une affiche de 1982 signée Klaus Staeck et intitulée Vorsicht Kunst . L’art a été pris à parti, on l’a accusé d’être du côté du pouvoir. Cette critique puissante a engendré une remise en question et une résistance de la part des artistes. Ils s’en sont pris au corps de l’oeuvre, elle ne sera plus cet objet sacré qui se tient hors du temps et loin des hommes. Ces coups portés résonnent encore aujourd’hui. Ce sont ces répercussions qui sont abordées tout au long du parcours. La question est: qu’est-ce qu’a fait émerger Mai 68? »

Les apports

Il est troublant de prendre conscience des déplacements opérés par Mai 68 au sein du corps culturel qui sous-tendent encore la création actuelle. C’est d’abord les nouveaux types de médiums qui sautent aux yeux. « C’est une réponse directe aux accusations faites à l’art, explique celle qui fut directrice de l’Ikob et de l’Iselp. En optant pour des supports comme l’affiche, le film, le multiple, les artistes brisent les logiques du marché et de la valeur. La rareté est battue en brèche au profit de la reproductibilité… Désormais, l’art se rend accessible au plus grand nombre. Je pense à Suspense Poem – Étude d’acheminement de poème en petite vitesse de Robert Filliou, qui place la création artistique sur le circuit de la vente par correspondance. L’Allemagne a vu également se développer un type de diffusion alternative similaire. Il est intéressant de constater que cette désacralisation de l’oeuvre reste très prégnante aujourd’hui chez les plasticiens se revendiquant « engagés ». Ils perpétuent ces médiums reproductibles et fragiles pour signifier leur attachement à la société. »

D’autres axes thématiques explorés par Résistance rendent compte des bouleversements initiés par les plasticiens des années 60. Ainsi de l’apparition du « mot », trouble-fête lexical à la puissance évocatrice considérable qui n’avait pas droit de cité parmi les genres nobles tels que la peinture, la sculpture ou l’architecture. « L’introduction d’un message, parlé, écrit, à l’intérieur d’une oeuvre, doit se comprendre comme une adresse frontale au spectateur. C’est également vrai pour l’art conceptuel au sein duquel le mot ne sert parfois qu’à décrire une intention artistique« , poursuit cette spécialiste de l’oeuvre de Joseph Beuys. Autre élément crucial: la matière. Celle-ci va s’opposer aux canons habituels des arts plastiques. Pour illustrer son propos, Maïté Vissault convoque Dieter Roth dont les oeuvres mêlent ciment, objets récupérés et… aliments. « Roth casse tous les codes de l’art en incorporant des denrées alimentaires. De la sorte, il rive le périssable, et donc la vie, au pérenne. Difficile de faire plus proche de l’existence. » Enfin, c’est l’axe « espace/action/participation » qui pénètre les pratiques artistiques à partir des années 60. La verticalité du rapport social fait place à l’horizontalité: l’artiste ne se perçoit plus comme un démiurge au-dessus des hommes, il prend conscience du fait que la réception de l’oeuvre est aussi importante que sa réalisation. En manque de repères concrets? Bonne nouvelle, la double page qui suit explore la résistance en image.

Résistance, Centrale for Contemporary Art, 44 place Sainte-Catherine, à 1000 Bruxelles. Du 27/09 au 27/01. www.centrale.brussels

Christian Falsnaes, meneur de foules

Dans le cadre de l’exposition Résistance à la Centrale, l’artiste danois basé à Berlin Christian Falsnaes sera présent à Bruxelles pour une journée de performances. Sa matière première: les gens et l’excitation de l’imprévisible.

Christian Falsnaes, SEEK 2016, preview
Christian Falsnaes, SEEK 2016, preview© ANDREAS BOHLENDER

Avant même d’étudier l’art, Christian Falsnaes (né en 1980) était graffeur, dans la banlieue de Copenhague. De ceux qui recouvraient les trains du S-Tog dans les années 90. « Je faisais partie d’un groupe qui expérimentait beaucoup, en utilisant différents médiums, en menant des actions en rue comme une sorte d’extension du graffiti, explique-t-il. Je pense que la confrontation avec le regardeur, avec la société m’a toujours intéressé. »

Formé en peinture à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, Christian Falsnaes serait aujourd’hui à placer plutôt dans la « case » de la performance, cette discipline contestataire par essence, confrontante, immatérielle, invendable. Le point de départ de ses actions? « Quelque chose que je voudrais voir dans le monde, déclare-t-il. Par exemple, tous les participants d’un vernissage sortant de la galerie pour se précipiter en rue et y peindre. » Le Danois aime utiliser les espaces naturels de l’art pour en bouleverser les codes. « Dans un vernissage, il y a toute une série de rituels, comme les discours, les boissons. Et au sein d’une exposition, il existe une manière spécifique de se comporter, de marcher, de parler, de regarder… Beaucoup de mes oeuvres sont basées sur des scénarios « et si? ». Et si les règles étaient différentes, et si les comportements étaient différents, que se passerait-il? Quel est le potentiel des gens qui se rassemblent dans cet espace? Comment faire pour qu’ils adhèrent à un schéma différent? Changer ces schémas exige beaucoup d’efforts, c’est une investigation en soi dans beaucoup de mes travaux. »

Très secret sur le contenu de ses performances présentées à Bruxelles, pour sauvegarder leur imprévisibilité, Christian Falsnaes a développé plusieurs stratégies pour chambouler les habitudes des regardeurs, mais le fil rouge qui traverse son oeuvre, c’est la question de l’autorité, liée à celle de la hiérarchie et de la soumission. Quel meilleur moyen de modifier le comportement d’un groupe que de lui donner un leader? Leadership que l’artiste a au départ endossé lui-même -plutôt pour des questions de budget-, avec ses yeux bleus perçants et son visage juvénile, avant de déléguer ce rôle à d’autres. « De mon expérience, je distingue trois types de personnes: celles qui refusent presque idéologiquement de participer à quoi que ce soit; les hésitantes, qui peuvent être convaincues; et celles qui sont excitées par la participation à l’action. Il faut préparer l’action de sorte à avoir un équilibre entre le contrôle et la liberté. Si on laisse tout ouvert, les gens vont faire ce qu’ils ont l’habitude de faire. Si on contrôle tous les détails, alors c’est comme si je le faisais moi-même. Mais si on crée un cadre qui permet aux gens d’y apporter leur contribution, des choses intéressantes peuvent surgir. » De quoi secouer cet espace traditionnellement statique d’exposition qu’est le « white cube ».

Estelle Spoto

  • Le 10/11 à la Centrale

Christian Falsnaes: Rise

Performance, 2014

© VIDEOSTILL CHRISTIAN FALSNAES

Temps fort de la programmation de Résistance, le Danois Christian Falsnaes investira la Centrale le 10 novembre à la faveur d’une performance dont il a le secret. Héritier des avancées de 68, il déploie une pratique qui se distingue par une implication assez inédite du public et des autres minorités silencieuses embarquées au sein de la création.

Dan Perjovschi: Sans titre

2018

© DAN PERJOVSCHI

Artiste roumain né en 1961, Dan Perjovschi développe une oeuvre d’une grande économie de moyens (voir aussi notre couverture). Il utilise les jeux de mots ou le dessin pour diffuser un travail qui parle de lui-même. Il résume ici, en quelques traits, la montée en puissance et la stagnation d’un monde à la botte des marques commerciales.

Marie-Fleur Lefebvre: From Earth to Heaven

Photo, Peinture, Plastique, 2018

© MARIE-FLEUR LEFEBVRE

Cette oeuvre récente de la plasticienne Marie-Fleur Lefebvre illustre à la perfection l’introduction des matières non-nobles dans le champ de l’art. Celles-ci se voient en outre malmenées, abandonnant définitivement la prétention à s’inscrire dans le temps. Il s’agit moins de durer que d’épouser le champ du réel.

Lawrence Weiner: Statement of intent

1968

© LAWRENCE WEINER

Le travail conceptuel radical de Lawrence Weiner témoigne tout à la fois de la montée en puissance du « mot » au sein des arts plastiques -il est ici le matériau même de l’oeuvre- et de l’abandon par l’artiste d’une « position dominante ». À travers cette Déclaration d’intention, Weiner met la perception du spectateur au centre de la réalisation.

Ronald Denaeyer: L’union fait la force, contre le patronat

Sérigraphie, exemplaire non justifié, impression et édition Les ateliers populaires, 55,5 x 38 cm, Collection Centre de la Gravure et de l’Image imprimée.

© CGII

L’affiche incarne par excellence le médium reproductible qui va au-devant du grand nombre. Elle possède un aspect de contamination, elle est pour ainsi dire virale. Cette oeuvre de Roland Denaeyer témoigne de la propagation d’une certaine fièvre parisienne en Belgique.

Emilio López-Menchero: Barricade, Barricade!

Dessin, 2017

© EMILIO LÓPEZ- MENCHERO

Ce dessin préparatoire d’Emilio López-Menchero a été effectué dans le cadre de la dernière biennale de Louvain-la-Neuve. Par deux fois, l’artiste avait installé une barricade dans les rues de la cité estudiantine. Une seule d’entre elles avait réussi à susciter la colère: celle qui empêchait les passants d’accéder aux magasins. Sans doute une preuve du caractère sacré du consumérisme et de la difficulté de pousser à la révolte.

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