Frederick Wiseman: « Faire oeuvre politique n’était pas mon intention, même si, bien sûr, tout film est politique »

Frederick Wiseman fait l'éloge d'une institution culturelle que Toni Morrison définit à juste titre comme "l'un des piliers de la démocratie". © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Ex Libris, Frederick Wiseman poursuit sa vaste série de documentaires sur des institutions, appréhendées comme des instruments de lecture du monde. À découvrir en VOD.

Entamé au mitan des années 60, le parcours de Frederick Wiseman l’a vu se spécialiser dans des documentaires sur des institutions, comme autant de moyens de décrypter la société (américaine) et le monde. De l’hôpital psychiatrique de Titicut Follies, son premier film, à l’aide sociale dans Welfare; des forces de l’ordre dans Law and Order à l’armée dans Basic Training ou Missile; de l’éducation dans High School à la justice dans Juvenile Court, et l’on en passe -il a signé une quarantaine de films à ce jour-, il n’est ainsi guère de domaines qui aient échappé à la sagacité du cinéaste américain. Lequel raconte volontiers avoir embrassé la veine documentaire dès lors que les développements technologiques de l’époque « permettaient de faire un film à tout propos, ouvrant le monde au point que tout devenait sujet potentiel pour autant qu’il recèle assez de vie ». Venant après Ballet, où il investissait l’American Ballet Theatre, La Comédie-française, où il plongeait au coeur du théâtre parisien, La Danse, où il en faisait de même de l’Opéra de Paris, et National Gallery, où sa caméra arpentait le musée londonien, Ex Libris: The New York Public Library (NYPL) confirme l’intérêt de l’auteur pour les institutions culturelles. Il y propose une vision panoramique de l’établissement plus que centenaire et de son fonctionnement, sa caméra opérant entre la bibliothèque centrale de Manhattan et ses dizaines de succursales réparties dans le tissu new-yorkais.

Frederick Wiseman:

L’individu, au coeur du projet

Wiseman, 88 ans depuis le 1er janvier, s’appuie sur une méthode éprouvée dès ses premiers longs métrages, réussissant à faire oublier sa caméra tandis qu’il explore son sujet dans ses moindres aspects. Ainsi donc de la bibliothèque publique de New York, objet d’un film dont les trois heures et quelque passent en un clin d’oeil, tant il y a là une matière vivante articulée avec maestria, l’absence de commentaire ou de voix off -une constante chez le réalisateur- achevant de rendre l’expérience particulièrement stimulante. Ses documentaires, le vétéran explique en prendre l’initiative, exposant ses intentions aux responsables de l’institution de son choix afin d’obtenir leur accord. « Je n’ai essuyé que très peu de refus, se souvient-il. J’avais commencé à tourner un film sur la police de Los Angeles, et après une semaine de tournage, ils m’ont signifié que je pouvais faire ce que je voulais, sauf accompagner une patrouille automobile. Nous étions en 1968, et comme il n’y avait pas de patrouilles de policiers à pied, cela me laissait démuni. J’ai donc décidé de me rendre à Kansas City, Missouri, où ils m’ont laissé faire. » Avec pour résultat le mémorable Law and Order.

Ex Libris s’inscrit dans une perspective sensiblement différente: « J’avais l’impression qu’une bibliothèque constituerait un ajout bienvenu à ma série de films sur les institutions, et j’ai pensé à la bibliothèque de New York. Je n’avais pas la moindre idée, en me lançant dans l’entreprise, de l’étendue et de la complexité du travail qui y était effectué. » Frederick Wiseman, en effet, n’arrête le contenu de ses films qu’au montage, opérant ses choix en fonction de ce qu’il a découvert. Soit, dans le cas présent, un an de travail consécutif à douze semaines de tournage. Certes pas un luxe pour débroussailler la somme de matériel accumulée ( « j’ai réuni 150 heures de rushes, mais il m’est déjà arrivé d’en avoir plus: pour At Berkeley , j’en avais 250, parce que les professeurs aiment parler », sourit-il), faisant la part belle aux individus: « Je tourne des films sur des institutions, mais elles n’existeraient pas sans les gens qui s’y trouvent. Quand je parle des institutions, c’est un raccourci pour parler de ceux qui y travaillent, mais aussi de ceux qu’ils servent. Sans quoi il n’y aurait jamais qu’un bâtiment. » Et le film de relever son contenu objectif d’un sous-texte non moins riche, où, à titre d’exemple, à la question épineuse du financement et du rôle d’une institution culturelle au XXIe siècle, répond celle, non moins cruciale, de son implication dans la société, dont les antennes de la bibliothèque, disséminées jusque dans les quartiers les moins favorisés, sont un des opérateurs-clés. Manière aussi de souligner combien l’on est loin, en tout état de cause, d’une conception passive de l’institution, laquelle, au contraire, joue un rôle actif dans l’accès à la culture sous ses formes les plus diverses.

Frederick Wiseman:

Politique par inadvertance

Frederick Wiseman:

Conséquent, à l’instar de National Gallery où il sortait du strict cadre muséal pour embrasser les enjeux contemporains de la politique culturelle, Wiseman s’attache, avec Ex Libris, à ouvrir bien grandes les portes de l’institution, pour la révéler sous un jour méconnu, à sa fonction classique s’en ajoutant donc une myriade d’autres, répondant aux besoins de l’époque. « Je ne mets rien en scène, mais comme le montre le film, une bibliothèque remplit désormais toutes sortes de fonctions. C’est non seulement un endroit où l’on trouve des livres et où l’on peut faire des recherches mais je tenais aussi à mettre l’accent sur la transition qui est en train de s’opérer pour en faire des centres éducatifs accueillant des adultes aussi bien que des enfants, mais aussi des centres communautaires. Elles sont en effet implantées dans tous les quartiers de New York, avec des programmes spécifiques pour les populations qui les fréquentent -il y a littéralement des milliers de programmes, de cours et de formations qui sont proposés. » Et d’assumer, en plus de l’accès à la connaissance, une fonction sociale essentielle. Nul hasard, dès lors, à ce que Toni Morrison, citée dans le film, affirme que « les bibliothèques sont les piliers de la démocratie. » « C’est on ne peut plus vrai, parce que ces établissements sont ouverts à tous. Et l’on y observe ce brassage de races, d’ethnies et de classes venues les utiliser. Un des intervenants rappelle que la mission d’une bibliothèque est d’aider les gens, et il est bien de voir une institution qui ne se contente pas d’énoncer ce principe, mais s’emploie à l’appliquer dans les faits. »

Si Frederick Wiseman a toujours porté, par caméra interposée, un regard critique sur la société américaine, Ex Libris est sans doute l’un de ses films les plus politiques à ce jour, fût-ce, comme il le dit joliment, « par inadvertance ». « Donald Trump a été élu deux jours après que j’ai terminé ce film. La bibliothèque représente la vie américaine dans ce qu’elle a de plus positif, alors qu’il en incarne les côtés les plus horribles. Faire oeuvre politique n’était pas mon intention, même si, bien sûr, tout film est politique. Mais l’élection de Trump, et son attitude à l’égard des pauvres et des immigrants, n’ont fait que souligner et accentuer le rôle démocratique indispensable de la NYPL. La bibliothèque se consacre à aider les gens à apprendre et à faire l’expérience de nouvelles idées, à améliorer leur situation économique, voire encore, tout simplement, à enseigner un savoir qui n’est plus disponible ailleurs. Elle représente tout ce contre quoi Trump a pris position: il ne veut pas aider les gens, ne croit pas à l’éducation publique, et on pourrait ainsi poursuivre l’énumération infiniment… » Enjeu dont Ex Libris fait mieux que suggérer la mesure, si bien qu’à l’instar de l’institution qu’il dépeint, on serait enclin à parler de film d’utilité publique…

Ex Libris: The New York Public Library

Frederick Wiseman:

Entamé en 1967 par Titicut Follies, le parcours documentaire de Frederick Wiseman l’a vu ensuite sonder inlassablement la société par le prisme de ses institutions. Trois ans après la National Gallery, à Londres, le cinéaste américain largement octogénaire jette aujourd’hui son dévolu sur un autre monument culturel, la New York Public Library, établissement plus que centenaire dont le bâtiment central, à hauteur de la Ve avenue et de la 42e rue, à Manhattan, est l’un des emblèmes de la ville. Fidèle à sa méthode, Wiseman privilégie une approche extensive de son sujet, immergeant sa caméra au coeur de la NYPL, qu’il envisage sous les angles les plus divers, composant un film mosaïque dénué de commentaire, comme pour mieux laisser au spectateur sa liberté.

Si les trois heures et quelque qu’annonce le générique peuvent paraître décourageantes a priori, la matière se révèle en tous points passionnante. Comme le précise l’une des intervenantes, architecte travaillant à la configuration future de l’une des 92 antennes de l’institution, « une bibliothèque n’est pas axée sur les livres, c’est un lieu pour les gens qui veulent acquérir des connaissances ». Une dimension que restitue admirablement le film, montrant comment la NYPL s’emploie à la poursuite de ses activités traditionnelles en s’adaptant à la révolution numérique, tout en plaçant l’individu au coeur de son projet. Et d’ajouter à la notion d’éducation celles d’échange et d’accueil, assumant au passage une indispensable fonction sociale, lieu de vie débordant d’activités et inscrit dans l’ADN de la cité, comme le soulignent les transitions. La réussite du film tient encore à son montage, art dans lequel Wiseman est assurément passé maître, et qui vaut au spectateur une vision impressionniste où à une rencontre avec Elvis Costello peut succéder une réunion du conseil d’administration; à la volonté de transmission répond la question du financement -un partenariat public-privé, en l’occurrence, en un modèle de cercle vertueux. Manière aussi d’assurer la pérennité d’une institution culturelle que Toni Morrison définit à juste titre comme « l’un des piliers de la démocratie ».

De Frederick Wiseman. 2017. 3h25. Disponible en VOD. ****

Frederick Wiseman et les institutions

High School (1968)

High School (1968)
High School (1968)

En 1968, Frederick Wiseman s’invite à la North East High School de Philadelphie. Immersif et dénué de narration, le film se compose de rencontres, formelles et informelles, entre élèves, enseignants, parents et responsables administratifs. Manière de montrer la transmission objective du savoir, mais aussi le conditionnement social qui opère à travers le système scolaire américain. Vingt-cinq ans plus tard, le cinéaste en cernera les évolutions dans High School II, tourné dans une école de East Harlem.

Law and Order (1969)

Law and Order (1969)
Law and Order (1969)

L’année suivante, le documentariste accompagne le quotidien des policiers d’un commissariat de quartier de Kansas City en « caméra embarquée », dans un exemple éloquent de cinéma direct. Arrestations, interventions lors de conflits de voisinage, prise en charge d’une enfant égarée: l’éventail des tâches est vaste, entre maintien de l’ordre -dérapages inclus- et fonction sociale. Et de dresser, l’air de rien, l’état des lieux d’une société rongée par le racisme, la pauvreté et la violence…

Missile (1987)

Missile (1987)
Missile (1987)

L’armée ne pouvait échapper au regard scrutateur du réalisateur. Après Basic Training (1971) et Manoeuvre (1979), il tourne en 1987 Missile dans la base de Vandenberg en Californie, centre de formation des officiers appelés à contrôler le lancement de missiles nucléaires Minuteman. Fidèle à sa méthode de non-intervention, Wiseman décortique en toute « neutralité » la procédure à l’oeuvre, décryptant le fonctionnement de la machine militaire, tout en questionnant ses implications éthiques.

National Gallery (2014)

National Gallery (2014)
National Gallery (2014)

Avec National Gallery, le cinéaste propose une incursion sans équivalent dans l’institution culturelle londonienne, dont il propose une vision panoramique. Le portrait du lieu, et de ses extraordinaires collections, se double du décryptage de son fonctionnement, dans une perspective englobant la vie muséale sous toutes ses formes, et jusqu’aux questions que soulèvent l’administration d’un tel lieu et la poursuite de ses missions dans le contexte d’aujourd’hui. Soit le complément naturel à Ex Libris

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