MAUVAIS ESPRIT, ES-TU LÀ?

de Régis Cany © © RÉGIS CANY

AVEC L’ESPRIT FRANÇAIS, LA MAISON ROUGE AUSCULTE LES CONTRE-CULTURES QUI ONT FAÇONNÉ LE PAYSAGE INTELLECTUEL HEXAGONAL ENTRE 1969 ET 1989. MORALITÉ? IL EST URGENT DE RÉAPPUYER SUR LA DÉTENTE.

Vue de Belgique, la France apparaît souvent sous un jour hautain. Celui d’une nation consciente de sa grandeur, pleine d’elle-même. Cette perception hâtive nécessite d’être réexaminée à la lueur du travail considérable entrepris par Guillaume Désanges et François Piron, les deux curateurs de l’exposition L’Esprit français, Contre-cultures, 1969-1989. Forgée dès 2013 et enrichie par quatre années de recherches, cette proposition « collective et thématique » a atterri fin février à la Maison rouge, au coeur du 12e arrondissement de Paris. Pour les deux commissaires, certes, « la France ne peut se penser ailleurs qu’au centre d’un modèle culturel, où l’auto-référentialité et l’autocélébration vont de pair« , mais surtout on n’en saisit pas toute la complexité si l’on oublie qu’avant toute chose « elle est un pays qui ne s’aime pas« . Cette haine de soi est profondément ancrée dans la mentalité bleu-blanc-rouge. Elle a culminé entre 1969 et 1989, deux décennies imprégnées par les rebellions acides des marges françaises, quelque part entre idéalisme et nihilisme.

De manière paradoxale, cet esprit de contre-culture est loin d’être un poison corrosif instillé dans les veines de la société. Au contraire, à l’heure de la campagne des élections présidentielles 2017 et de l’extrême-droitisation des mentalités, ce socle contestataire manque cruellement tant il semble l’antidote nécessaire pour se prémunir d’une France rassie et raciste. Droguée aux faits divers, imbibée de déclinisme et shootée au repli sur soi, une partie du pays tend à désigner l’autre -l’étranger- comme responsable de son malheur. Cela dans un contexte bien identifié de crises devenues structurelles et d’impuissance avérée du monde politique. De façon salutaire, L’Esprit français, qui rassemble une soixantaine d’artistes et plus de 700 oeuvres et documents, fait figure de courant d’air frais soufflé à la face de la scène intellectuelle hexagonale. On vient y mettre les doigts dans la prise d’une pensée critique alternative. Car c’est bien de cela qu’il est question: d’une électrocution visuelle et mentale indispensable pour, comme le souligne Antoine de Galbert dans l’avant-propos du catalogue, « résister à la médiocrité« , « réactiver certaines énergies au présent« .

D’un crépuscule l’autre

« Être né sous l’signe de l’Hexagone, on peut pas dire qu’ça soit bandant. Si l’roi des cons perdait son trône, y’aurait 50 millions de prétendants. » La charge en bonne et due forme démarre dès les premiers pas dans les salles d’exposition. Des haut-parleurs diffusent Hexagone de Renaud, bande-son de 1975 en forme de coup de poing dans les dents du conservatisme franco-français. Le propos est féroce, emblématique de la détestation de soi hexagonale évoquée plus haut. Ces « 50 millions de prétendants« , Séchan enfonce le clou en rêvant de les voir « crever, étouffés de dinde aux marrons« , quand il n’est pas question de la sacro-sainte trilogie « bagnole, télé, tiercé » présentée comme la raison de vivre de ces « tarés« , « faux-culs« , « tocards« … Biffer l’éventuelle mention inutile.

Scandée en plusieurs sections -Feu à volonté!, Interdit/Toléré, Le Bon Sexe illustré, Danser sur les décombres, Parallèles Diagonales, Buffet froid et Violences intérieures-, l’exposition se présente comme une exploration des chemins de traverse de la culture française. Ceux-là même qui vont influencer des champs plus traditionnels, de la littérature à l’art contemporain, en passant par la philosophie. Comme l’expliquent Désanges et Piron, cette recherche « a privilégié les figures déviantes, les antihéros et antihéroïnes, les francs-tireurs et franc-tireuses, les périphéries, les dissidents à côté de l’Histoire telle qu’elle s’est écrite, soit qu’ils furent trop marginaux, soit qu’ils ne le furent pas assez, à l’instar de Copi, Marie France, Topor ou Averty« . Le fil rouge qui relie ces profils hétéroclites? « Un esprit minoritaire et crânement subversif, insolent et prétentieux, qui s’énonce via le pamphlet destructeur plutôt que par le manifeste fondateur. C’est celui du mécontentement fécond, dont l’humour confine au désespoir« , entonne le duo d’une même voix.

On peut être surpris du découpage temporel proposé par les curateurs, en ce qu’il regroupe deux décennies que l’on a souvent l’habitude d’opposer, à savoir les années 70 et les années 80. C’est le concept de « crépuscule » qui assure le lien entre les deux périodes en question. On pourrait le résumer par le biais du slogan tronqué de « Sous les pavés, les pavés« . Désanges et Piron parlent d’une sorte de « continuité de la désillusion politique » traversant ces 20 années. Qu’il s’agisse des espoirs envolés de l’après mai 68 ou de « l’ensevelissement du communisme sous le mur de Berlin en 1989« , c’est la même déception que l’on retrouve au bout du chemin. À noter qu’entre 69 et 89, cette amertume est fertile car existe encore le sentiment d’un autre monde possible. Après, tout converge vers l’économie de marché. Même si l’Union soviétique était un système politique plus que contestable, la fin de l’URSS a déroulé le tapis rouge au capitalisme. Sans ce contrepoids idéologique, plus de débat, plus de contre-culture. Place dès lors à TINA, le « There is no alternative » imputé à Margaret Thatcher, sorte de pensée vidée de tout horizon autre que: l’obéissance, la peur, le désir mortifère d’ordre et le matérialisme. Quatre dimensions essentielles aux « ténèbres » que nous traversons actuellement.

L’école qui pue

Ce qui est véritablement jouissif avec L’Esprit français, c’est d’assister au déboulonnage caustique et désabusé des valeurs établies. « Travail, famille, patrie » se mue en « Travail, famine, pastis« . Rien n’échappe aux attaques frontales des frondeurs. L’école? Elle trinque sec. Désanges et Piron ont exhumé un film de sept minutes signé Jules Celma. Titré L’École est finie (crève salope), ce court-métrage de 1975 consiste en un montage d’images et de dessins commenté par Philippe Noiret. On y apprend que l’adulte, cet « éducastreur« , a pour utilité principale « d’emmerder l’enfant« , un être initialement né pour « jouir sans limites« . La machine à broyer éducative est narrée avec une verve incomparable: « Quelque temps après sa naissance, l’enfant n’est plus qu’un tondu parmi les chauves, un bègue parmi les muets » ou encore « quand un adulte voit un enfant, il voit un tas de viande qui doit obéir, c’est-à-dire travailler« . Mais il n’y a pas que l’éducation qui pue de la sorte, tout ce qui contribue à faire de la tête de l’être humain un « supermarché bâtisseur de névroses » est fracassé comme il se doit: la psychiatrie, les flics, la prison, l’hôpital, la domination masculine, la famille… Cette dernière cellule est décrite comme une « institution concentrationnaire » dans laquelle l’enfant « sert de godemiché à des milliers de mères frigides« . Il est également question de tordre le cou au logement social à travers un regard apocalyptique porté sur les ensembles HLM. À cet égard, il ne faut surtout pas manquer la projection de À force on s’habitue, film de Jean-Pierre Gallepe tourné à Aulnay-sous-Bois en 1979. En regardant ces témoignages d’adolescents désenchantés, on palpe comme jamais les conséquences à venir de ces architectures centrifuges. Difficile de ne pas penser que ce grand enfermement de la jeunesse sous une marmite de béton gris pouvait mener à autre chose qu’à l’implosion.

La force de la cartographie déployée par les deux curateurs est qu’elle investit une multitude de champs de création: l’amplitude du propos n’est pas loin de donner le vertige. Au fil des sections, on passe des arts plastiques aux arts graphiques, de la musique au cinéma. S’il est impossible de tout restituer, on peut pointer des temps forts. Côté peinture, on pense aux toiles de Jacques Monory, notamment Antoine n°6, dont l’esthétique glacée se promène quelque part entre Les 400 coups de François Truffaut et une certaine nécessité de tuer le père. Remarquable, car trop peu montré, est également la place faite au travail d’un artiste performeur comme Michel Journiac qui interroge comme personne cette « viande socialisée » qu’est le corps et dont la mise en scène du désir évoque les théories de Deleuze. Très puissant également ce Au nom du Père, une sculpture monumentale de Raymonde Arcier représentant une femme crucifiée sur l’autel des tâches ménagères, sexuelles et de reproduction. On goûte aussi à l’humour résolument noir des « unes » de Hara Kiri, aux courbes cuivrées de la sculpture L’Homme à la tête de chou signée par Claude Lalanne pour Gainsbourg, à l’agressivité des positions cinématographiques sadiques et radicales d’un Daniel Pommereulle, au graphisme percutant des affiches de Roman Cieslewicz, aux opéras porno-sociaux de Jean-Louis Costes, aux photomontages érotomanes de Pierre Molinier, ainsi qu’à la formidable esthétique fanzine du collectif Bazooka. Sans oublier l’éloquente fin du parcours, Conte cruel de la jeunesse, un dispositif créé pour l’occasion par Claude Lévêque qui s’incarne dans un décor désolé sur fond musical éponyme de Bérurier Noir. On ne sort pas indemne de L’Esprit français, l’oeil comme rincé par un pogo de formes et de couleurs mais l’esprit prêt à sortir de son triste coma.

L’ESPRIT FRANÇAIS, CONTRE-CULTURES, 1969-1989, LA MAISON ROUGE, 10, BLVD DE LA BASTILLE, À 75 012 PARIS. JUSQU’AU 21/05. WWW.LAMAISONROUGE.ORG

TEXTE Michel Verlinden

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