Brian Shimkovitz, l’homme à la cassette

Collectionneur de bandes magnétiques africaines, Brian Shimkovitz partage depuis cinq ans ses trouvailles et trésors sur le blog Awesome Tapes from Africa. En octobre, le « digger » lance son label.

Il est cinq minutes en retard. Tout gêné. Et, pour ceux qui en doutaient, il a évidemment fait un petit tour à Matonge. Amoureux de l’Afrique et de ses musiques, Brian Shimkovitz se contentait encore il y a peu de digitaliser ses cassettes d’électro juju, de rap sénégalais et autre rock kényan et de les publier sur son blog, Awesome Tapes from Africa. Le New-Yorkais, qui mixait cet été avec ses bandes magnétiques aux Feeërieën, passe à la vitesse supérieure. Il sortira en octobre sa première réédition.

Comment avez-vous commencé à traquer les cassettes audio africaines?

En 2002, j’étudiais l’ethnomusicologie à l’université. J’avais toujours rêvé de voyager à l’étranger. Je n’étais jamais sorti des États-Unis. Et je suis parti au Ghana. Je voulais me pencher sur le Highlife mais il n’existait plus vraiment. Du moins tel que je l’imaginais. Par contre, des gens ont attiré mon attention sur la scène hip hop. Au Ghana, ils l’appelaient hiplife. Un mélange de hip hop et justement de Highlife. Je suis rentré terminer mes études. Puis j’ai postulé pour obtenir une bourse. Une bourse de recherche. J’ai pu passer une année entière au Ghana à interviewer des rappeurs, des producteurs. Je ne devais pas écrire de thèse. C’est un des rares trucs cool aux States. Ils te filent du fric et ils ne te posent pas de questions. Étant un collectionneur obsessionnel, je me suis mis à fouiller. À arpenter les magasins. À poser des questions. Dans le moindre village où je m’arrêtais, je partais à la rencontre de la population et de ses musiques. Je me suis tout de suite intéressé aux cassettes. Parce que si tu veux avoir accès là-bas à la plus grande variété de styles possible, c’est le support que tu dois privilégier. Sans doute parce qu’ils roulent avec de vieilles voitures d’occase qui viennent d’Europe, des États-Unis, du Japon et possèdent de tout aussi vieux autoradios. En plus, j’aime le son de la cassette. J’ai toujours été un mec à cassettes. J’écoutais encore des cassettes alors que tout le monde était au CD.

Vous sortiez de l’argent ou vous faisiez du troc?

J’ai essentiellement payé. Je me suis tout de suite intéressé aux cassettes. Parce que si tu veux avoir accès là-bas à la plus grande variété de styles possible, c’est le support que tu dois privilégier. Les cassettes ne sont pas chères du tout. La plupart du temps, elles mes coûtaient un dollar. Par contre, la deuxième fois où je suis parti au Ghana, j’ai emmené avec moi pas mal de vinyles. J’ai embarqué des disques de hip hop américain. Puis de la vieille soul. Je les ai donnés à des amis qui en échange m’ont filé des disques de Highlife.

Pourquoi avoir créé un blog?

Pendant six ans, j’ai bossé comme attaché de presse dans une agence qui travaillait pas mal sur la world, le jazz mais aussi des trucs comme Battles ou Philip Glass. C’était très stressant. Parallèlement, je venais de lancer mon petit blog. Parlant de mes recherches au Ghana. Je me suis vite rendu compte qu’il serait plus amusant et intéressant de se diriger vers quelque chose d’accessible que de se casser la tête sur le moindre détail et de se lancer dans des réflexions encyclopédiques. J’ai voulu créer un format simple qui me permette de partager les cassettes les plus intéressantes et bizarres que je pourrais trouver. Et évidemment celle que j’avais déjà récoltées lors de mes voyages et qui s’impatientaient dans une boîte en carton.

À qui était-il destiné?

Je voulais en faire profiter mes amis mais j’ai vite réalisé que des gens venant de styles totalement différents y prêtaient attention. Je pouvais voir le trafic venant de websites punk, électro, indie rock. J’étais surpris. D’autant que sur les blogs, les commentaires peuvent être très négatifs. Moi, je n’avais que de bons retours. Certains se sont même mis à m’envoyer des cassettes des quatre coins du monde. Tout ça m’a rendu très enthousiaste. Avant je postais, une cassette tous les quinze jours. Maintenant, j’ai un peu accéléré la cadence. C’est assez fastidieux. Et la qualité de son n’est pas toujours terrible. Mais je veux donner à ces artistes l’occasion de faire connaître leur musique. Quand j’étais au Ghana, tous, du plus anonyme au plus célèbre du pays m’ont posé la même question. Comment puis-je exporter ma musique en Europe, aux États-Unis, au Canada? Et à l’époque, je n’en avais pas la moindre idée. C’était les débuts de MySpace. MIA commençait. Je suis rentré à la maison et les gens partageaient davantage de musique sur internet. Ils s’intéressaient à différents genres. Plus juste au rap, au rock, au jazz… On a vraiment constaté ces dernières années une résurgence, un intérêt nouveau pour la musique d’ailleurs. Les artistes cherchent de nouvelles sources d’inspiration. Je me suis mis à recevoir des e-mails de musiciens, de DJ’s qui se disaient inspirés par cette musique, qui voulaient en savoir plus ou qui désiraient des versions de meilleures qualités pour les passer en soirées.

Comment avez-vous commencé, vous, à jouer les DJ’s?

J’ai été invité par un festival à Berlin, Audio Poverty en février 2009. Ses organisateurs voulaient que je vienne parler de musique, de technologie. Ils m’ont contacté via mon pote DJ/rupture. Ils lui avaient demandé si je tournais avec mes disques. Ce n’était pas le cas mais j’ai accepté, enthousiaste, de mixer pour eux. Je n’avais jamais été en Allemagne. Je n’avais d’ailleurs même pas encore mis le petit orteil en Europe. J’y ai rencontré un booking agent qui m’a pris en main. Et depuis, j’ai eu l’occasion de jouer au ATP, au Central Park Summerstage. Je prends avec moi des cassettes mais aussi un laptop et des mp3. Je ne pourrais pas trimbaler toutes mes cassettes avec moi mais la démarche me semble plus cool et intéressante. Puis, le son a quelque chose d’unique.

Vous êtes devenu un spécialiste de la cassette africaine…

Je ne suis pas un expert. Tout le monde d’une manière ou d’une autre est expert de nos jours. Nous avons tous Google. Mais je poste souvent sur le blog des artistes dont tu ne trouverais aucune référence, aucune information sur les moteurs de recherche. C’est rare en 2011 de trouver des choses « ungoogleable ». C’est fascinant pour moi. Et la preuve que toute la connaissance du monde n’est pas disponible sur internet. J’essaie de sortir la musique d’où elle est enfermée. D’ouvrir les oreilles des gens. De leur montrer qu’il n’y a pas que Fela.

Les diggers sont-ils une bonne ou une mauvaise chose pour la musique africaine?

Je trouve qu’il est important et très positif que des gens cherchent, fouillent, trouvent, déterrent des disques d’Afrique ou d’ailleurs, de tous ces lieux loin de chez nous, et les mettent en lumière. Les sortent. Les ajoutent à leur play-list. Mes potes ghanéens pensent que c’est une bonne chose. Une bonne chose pour leur pays. Pour leur culture. Ils sont fiers de la musique qui vient de chez eux et espèrent qu’elle touchera autant les étrangers. Mais il y a aussi un côté négatif. Je me rends compte qu’on prend à l’Afrique une grosse partie de ses collections et qu’on ne lui en laisse pratiquement rien. Les Diggers vous répondront que personne n’utilisait ces vinyles de toute façon. Qu’ils prenaient la poussière dans un coin des maisons…

Le 18 octobre, vous inaugurerez votre label. C’est quoi l’idée?

Je veux prouver que la bonne musique ne doit pas nécessairement être synonyme de nouveauté. On peut regarder dans notre passé, dans celui des autres et trouver des choses amusantes et inspirantes. J’ai ouvert le blog au moment où de nombreuses compilations ont commencé à voir le jour sur Strut et Sublime Frequencies… Il est donc quelque part naturel pour moi de passer à l’étape suivante. De tenter d’aider ces musiciens à se faire de l’argent et à jouer dans ces festivals auxquels je suis pour l’instant convié. Ma petite amie me demande tout le temps pourquoi les programmateurs me veulent en Europe? Pourquoi est-ce qu’ils n’invitent pas tous ces groupes? Parce que pas plus que moi, ils ne savent où ils sont, comment les contacter. J’ai voulu trouver un moyen pour que ces artistes se fassent un peu d’argent. Et donc, je leur procure une petite avance pour les coûts de fabrication qu’ils rembourseront avec les ventes. Pour le reste, on splittera les recettes 50/50. Si les disques marchent, les musiciens pourront se faire un peu d’argent et moi en réinvestir dans le label. Ma démarche est assez différente de ce que font les autres. Je ne compte pas travailler sur des compilations. Je vais continuer sur le principe du blog mais avec des sorties. Après cinq ans et demi à donner de la musique, je pense que les gens vont réagir positivement à cette initiative. Les artistes africains que je mets en ligne ne peuvent directement tirer profit d’internet. Ca craint. Mais la plupart d’entre eux, personne n’en avait jamais entendu parler. Donc, grâce au blog, ils ont décroché une certaine visibilité, publicité. Maintenant, j’espère que ça va les aider à percer hors de l’Afrique.

Votre première sortie, c’est la réédition d’un disque de Nä Hawa Doumbia.

Nä Hawa Doumbia est très connue au Mali. Mais peu en dehors. Elle joue une variation de musique wasulu. Je voulais commencer avec quelque chose qui soit musicalement accessible et un, une ou des artistes qui soient déjà prêts à grandir. Je perçois l’impression de bizarre, d’étrange que peut laisser mon blog. Mais comme premier disque, je cherchais quelque chose de direct. C’est acoustique, très mélo. Guitare, piano et quelques percussions. Très profond, organique. L’album date de 1982. Il a été enregistré à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Je pense qu’il est à 50€ sur eBay. Très compliqué à trouver.

Nä Hawa a fait des trucs plus électroniques avec des producteurs européens qui ne me convainquent pas particulièrement mais ce disque est incroyable. En plus, je pensais savoir comment la contacter. Et elle vient du Mali qui est ma région favorite d’Afrique en terme de musique. Je vais manufacturer des vinyles, CD’s, MP3 et des éditions limitées en cassette. À l’avenir, je veux sortir de la house sud-africaine, du hip hop tanzanien… De la musique traditionnelle et moderne. Dansante et introspective. J’ai plein d’idées. Notamment trois ou quatre pour la prochaine sortie mais je ne suis encore parvenu à contacter aucun des artistes que j’ai dans le collimateur. C’est un vrai challenge que de chercher après ces musiciens, les retrouver, savoir qui en possède les droits. Surtout par téléphone et avec internet… C’est vraiment compliqué de contacter qui que ce soit sans être là-bas. Je ne sais même pas si ces gens sont encore en vie. Ça va être mon prochain défi. La part la plus compliquée du boulot. Les retrouver puis parvenir à un accord où tout le monde est content. Avant je fouillais pour des cassettes. Maintenant, je fouille pour retrouver des gens.

Vous traquez toujours Ata Kak?

Ata Kak est un cas particulier. Le premier artiste que j’ai mis en ligne. Mon disque préféré. L’album favori de nombreux mecs qui suivent mon blog. C’est bizarre. Ata Kak sonne comme les débuts de la house, de la techno avec un style vocal hiplife. Je me bats hein mais je n’arrive pas à retrouver sa trace. Je ne sais pas s’il est mort. Plein de gens me contactent. Veulent ses coordonnées pour sortir son album. La semaine dernière, j’étais au téléphone avec le cousin du mec qui a designé la pochette de ce fameux disque. Il ne sait pas où il est. Il le cherche. La plupart des artistes qui sont sur mon blog n’en ont pas conscience mais nombre d’entre eux sont devenus relativement célèbres grâce à mon site internet. Maintenant, j’aimerais qu’ils puissent s’en rendre compte et en profiter. Mais d’expérience, c’est très compliqué.

Au-delà de la notion de partage, vous participer à la sauvegarde du patrimoine musical africain…

La préservation n’est pas le plus important pour moi. J’ai bien mis un an avant de réaliser que ces disques pourraient disparaître à jamais. En fait, il y a deux questions à se poser. Combien d’exemplaires de la cassette ont été réalisés et combien de temps ces bandes vont-elles durer? Elles ont une bonne espérance de vie si elles sont entreposées dans des environnements sombres et sains. Mais là où elles sont en Afrique, elles sont soumises à rude épreuve, copiées, recopiées… À Bamako, en cherchant bien, on doit pouvoir retrouver une cassette de Nä Hawa Doumbia. Parfois, ces cassettes ont été tirées à 100.000 exemplaires. Parfois à 1000. J’ai hérité plus ou moins récemment de la collection d’un type qui a vécu dans différents pays africains pendant les années 80 et 90. Je suis sûr qu’elle recèle des pièces qu’il serait impossible de retrouver à moins que quelqu’un en ait gardé un exemplaire chez lui. Mon université, l’Indiana University, possède l’une des plus grandes collections de musiques traditionnelles du monde. Mais l’accès y est très limité. Tu ne peux écouter la cassette que là-bas. Tu dois signer un document toutes les deux ou trois cassettes. Et ça va évidemment de paire avec plein de blabla… Je trouverais génial de créer des archives numériques interactives auxquels les gens auraient accès. Mais maintenant que j’ai 4000 et quelques cassettes, il faut que je trouve un moyen de les digitaliser. Une armée d’étudiants prêts à m’aider. Alors on peut se poser la question. Est-ce que c’est important? Il y a tellement de musique dans le monde. Personne n’aura jamais le temps de tout écouter. Il n’en est pas moins important de s’assurer que cette musique ne disparaisse jamais.

Quels sont les endroits les plus farfelus où vous avez trouvé des cassettes?

Aussi étrange que cela puisse paraître, je n’ai pas beaucoup d’histoires incroyables. En Afrique de l’Ouest, les cassettes sont faciles d’accès. On ne trouve que ça dans les bacs en bois à l’arrière des vélos. Sur les marchés, elles squattent les échoppes. Parfois pendant une centaine de mètres. Ce n’est pas très compliqué à débusquer. A un moment, j’étais obsédé par un certain type de musique de prière. Je cherchais au Ghana, oubliant pratiquement de boire et de manger, le truc le plus vieux, le plus intense que je puisse trouver. Un ami m’a emmené près d’un kiosque en bois, deux planches qui te protégeaient du soleil, et un vieil homme avec une boite à chaussures couverte de poussière m’a sorti une copie de copie de copie. M’a expliqué toute l’histoire de ce disque. Je ne me suis pas retrouvé dans beaucoup de situations incroyables mais je suis rentré dans la maison, le garage, le jardin de gens avec qui j’ai eu de vrais échanges. Ils sont surpris de voir que des étrangers essaient de parler leur langage. Sont intéressés par des types de musiques très obscures qui viennent de chez eux. Dans les petits villages, ils pensent que tous les Américains n’écoutent que Michael Jackson, 2Pac et Beyoncé. Là-bas, il y a un choc des générations entre les anciens, ceux qui veulent entendre de la musique jouée avec de vrais instruments, et les plus jeunes qui sont obsédés par les synthétiseurs, les ordinateurs, la technologie… Ce qu’ils pensent être la musique de l’étranger. La moindre des choses que je puisse faire est de venir à Bruxelles avec quelques cassettes. Et faire découvrir aux gens des trucs qu’ils n’ont jamais entendus auparavant. Peut-être que ça leur donnera envie de creuser.

Prochaine destination?

Mon prochain trip en Afrique n’est pas encore planifié. J’aurais voulu partir au Niger et au Burkina Faso. Et je n’ai jamais été à Dakar. L’Éthiopie, le plus vite possible. Le Soudan. Le Tchad. Pour l’instant, j’ai eu l’occasion de découvrir le Ghana, le Mali, le Togo et le Burkina Faso. Chacun incroyable à sa manière. Les Américains, pas toujours les mieux informés, pensent souvent que l’Afrique n’est qu’un énorme pays. Hors dans chacun de ses pays, tu as des dizaines et des dizaines de langues. J’ai arrêté mon boulot d’attaché de presse. Je ne pouvais pas lancer le label avec ce job à côté. Pour l’instant, je n’ai comme revenus que mes cachets de DJ sets. C’est pas beaucoup mais assez pour survivre.

Propos recueillis par Julien Broquet

À retrouver sur www.awesometapes.com

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