Pourquoi le théâtre africain est-il si peu présent au festival d’Avignon ?

Sank (ou la patience des morts), d'Aristide Tarnagda, aborde la vie du révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara. © Valérie Burton-Province de Liège
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Le In d’Avignon, qui a commencé ce 6 juillet, laisse peu de place au théâtre africain malgré un focus spécifique sur la création en provenance du continent noir. Méconnaissance ? Maladresse ? Là-bas, de Ouaga à Kinshasa, des artistes rivalisent pourtant d’ingéniosité et d’obstination pour faire émerger une parole sur les planches.

En focus sur l’Afrique subsaharienne. C’était l’ambition – entre autres axes – de la programmation du festival d’Avignon 2017, telle que dévoilée par son directeur Olivier Py le 22 mars dernier. On pouvait saluer là un coup de projecteur bienvenu sur une scène en plein bouillonnement mais encore trop méconnue. Sauf que. Sauf que les artistes invités – Seydou Boro et Salia Sanou, Dorothée Munyaneza, Boyzie Cekwana, Serge Aimé Coulibaly, Rokia Traoré, Angélique Kidjo, les Basongye de Kinshasa… – ne sont pas issus du théâtre mais plutôt de la danse et de la musique. Les auteurs dramatiques n’ont eu droit qu’à la marge, incorporés ici dans un cycle de musiques sacrées, là dans les  » Sujets à vif  » coproduits par la SACD ou encore dans des lectures en collaboration avec Radio France internationale. Même si Avignon prône le décloisonnement des disciplines, voilà qui était difficile à avaler.  » Comment peut-on fuir la question théâtre à ce point dans l’une des plus grandes messes du théâtre en Europe ? s’indigna aussitôt l’auteur, acteur et metteur en scène Dieudonné Niangouna. Fuir la question du texte pour des gens qui disent penser le théâtre me paraît complètement dichotomique. Inviter un continent sans sa parole est inviter un mort.  »

Sensibilisation

Etienne Minoungou dans
Etienne Minoungou dans « Si nous voulons vivre ».© Gregory Navarra

Mais cette parole absente du In, bien vivante, tenace, s’est infiltrée dans le Off avignonais. A La Parenthèse, le comédien burkinabé Etienne Minoungou donnera par exemple Si nous voulons vivre, une compilation de textes de l’écrivain congolais Sony Labou Tansi, disparu en 1995 (1). Habitué des scènes belges, notamment grâce à ses monologues M’appelle Mohamed Ali (de Dieudonné Niangouna, sus-cité) et Cahier d’un retour au pays natal (d’Aimé Césaire), Etienne Minoungou est depuis des années un des piliers de la scène théâtrale de Ouagadougou. Etudiant en sociologie, il découvre sa vocation en assistant à un spectacle du Théâtre de la fraternité, doyenne des troupes burkinabés professionnelles, fondée en 1975 et dirigée par l’auteur et metteur en scène Jean-Pierre Guingané, un des précurseurs du théâtre francophone d’Afrique noire.

Rentré quasi aussitôt à la Fraternité, Minoungou participe à différents types de productions. Et au premier chef au  » théâtre d’intervention sociale « .  » Il s’agit de pièces commandées par des ONG utilisant le théâtre comme stratégie de sensibilisation de la population, explique le comédien. On jouait dans les brousses, dans les campagnes, dans les petites villes. On a fait ainsi le tour du Burkina Faso pendant des années, on était tout le temps sur les routes.  » Ce théâtre  » utile « , également abondamment pratiqué au Mali et au Sénégal, s’inspire des pratiques et des théories de l’auteur et metteur en scène brésilien Augusto Boal (1931-2009), fondateur du Théâtre de l’opprimé et de la technique du théâtre-forum, un  » spectacle interactif qui permet, par le biais du jeu théâtral, de faire émerger la parole et la réflexion autour d’un thème choisi « . Dans le cas de l’Afrique noire, les thèmes abordés sont aussi bien le sida que la scolarisation des filles, les mariages forcés, l’importance des campagnes de vaccination…  » Pour toucher les populations des campagnes, ce type de spectacles devait être décliné dans les trois langues principales du Burkina Faso : le dioula (NDLR : langue véhiculaire dans toute l’Afrique de l’Ouest), le moré (parlé par les Mossi, ethnie majoritaire au Burkina Faso) et le fulfuldé (parlé par les Peuls) « , détaille Etienne Minoungou. Pour info, outre le français, langue officielle enseignée à l’école, il existe plus de 60 langues nationales au Burkina Faso. Et on dit que la Belgique est compliquée…

Ce fertile théâtre de sensibilisation, privilégiant l’efficacité du message à la recherche artistique, pèse sur le théâtre  » d’auteurs « , qui pâtit en prime d’une réputation de  » théâtre pour les Blancs « . C’est dans le but de faire émerger de nouveaux dramaturges, de nouveaux metteurs en scène et de nouvelles pratiques de la scénographie qu’Etienne Minoungou a lancé, en 2002, Les Récréâtrales. Tous les deux ans, cet événement s’étale sur cinq mois, combinant des ateliers de recherche, des résidences de création et, à cheval entre octobre et novembre, le festival lui-même, avec une quinzaine de représentations simultanées.

Les thèmes abordés : le sida,la scolarisation des filles, les mariages forcés, l’importance des campagnes de vaccination…

Sortir de l’ombre

 » Sur une période de quinze ans, un millier d’artistes sont passés par Les Récréâtrales, poursuit Etienne Minoungou. Parmi eux, une cinquantaine sont aujourd’hui des références et certains ont été présentés à Avignon.  » Comme le Guinéen Hakim Bah, lauréat en 2016 du prix Théâtre RF1 pour Convulsions, qui sera lu dans le cycle  » Ça va, ça va le monde ! « . Comme le Burkinabé Aristide Tarnagda, dont le spectacle Sank (ou la patience des morts), sur la vie du capitaine Thomas Sankara, père de la révolution burkinabé, sera joué sous l’Eldoradôme, nouveau lieu du Off né de la collaboration entre le Théâtre de poche à Bruxelles et L’Ancre à Charleroi (2). Comme le Congolais Julien Mabiala Bissila, présent cette année dans le In via les  » Sujets à vif  » (Le Rire pare-balles, avec Adèll Nodé-Langlois). Comme Dieudonné Niangouna, accueilli plusieurs fois dans le In (Attitude clando et Les Inepties volantes) et qui a été, en 2013, le premier artiste africain associé au festival.  » Aux Récréâtrales, nous accompagnons des auteurs qui n’existaient pas, qui étaient dans l’ombre et qui se révèlent aujourd’hui, affirme Minougnou. Quand on regarde la programmation du In d’Avignon de 2017, on voit qu’on a opté pour des valeurs sûres : Rokia Traoré, Figninto, une pièce qui a été créée il y a vingt ans par Seydou Boro et Salia Sanou… Faire un focus, c’est un éditorial politique. Alors, si on veut travailler sur ces parties du monde où la création artistique a beaucoup plus de mal qu’ailleurs, il faut prendre le temps de la rencontre, de l’accompagnement, du partage. Il faut rentrer dans la brousse. Si tu vas en Afrique comme tu vas au marché, le plus vite que tu peux pour sortir du magasin, ça n’a pas de sens.  »

Cette mise en lumière des auteurs émergents constitue également la priorité du Tarmac des auteurs, à Kinshasa.  » Donner une place de choix à l’écriture dramatique est un défi qui est loin d’être anodin « , lance Israël Tshipamba, son initiateur. Qui a commencé le théâtre en 1994, pour  » fuir la violence de mon père, dit-il, et essayer de me reconstruire à travers l’art « .

 » Les artistes congolais travaillent dans des conditions matérielles déplorables, ne bénéficient d’aucun cadre juridique protégeant leur activité, sont très isolés des réseaux professionnels régionaux et internationaux et ont donc une grande difficulté à s’exporter, relève-t-il. Les circuits de diffusion nationaux étant quasiment inexistants, il leur est également très difficile de vivre de leur activité dans leur pays. Mettre l’auteur au centre d’une maison théâtrale comme nous l’avons fait, c’est permettre un autre chemin que celui de l’arrangement, c’est provoquer l’engagement. C’est redonner une voix qu’on avait et qu’on continue à confisquer. C’est restituer au théâtre son rôle d’agora où se révèlent et s’échangent les interrogations et les propositions. C’est entraîner à ce que les artistes de la scène – qu’ils soient metteurs en scène, comédiens, scénographes, créateurs lumière… – soient des engendreurs plutôt que des interprètes, des instigateurs plutôt que des suiveurs.  »

Ambiance aux récréâtrales de Ouagadougou, où les spectacles sont joués dans les cours familiales.
Ambiance aux récréâtrales de Ouagadougou, où les spectacles sont joués dans les cours familiales.© Sophie Garcia/hanslucas.com

Théâtre brut

Fiston Mwanza Mujila (Te voir dressé sur tes deux pattes ne fait que mettre de l’huile au feu), né à Lubumbashi en 1981, grand prix des Associations littéraires, catégorie Belles-lettres en 2015, a été l’un des premiers à participer aux ateliers d’écriture du Tarmac. David Ilunga, autre jeune pousse de cette pépinière kinoise, défendra au Théâtre de poche, la saison prochaine, son monologue Délestage (3), où il incarne un jeune clandestin africain arrêté à Bruxelles par des policiers qui le soupçonnent de terrorisme.

Comme les Récréâtrales, qui investissent une quinzaine de cours familiales de la même rue (pour une jauge totale de 3 000 places) dans le quartier populaire de Gounghin, à l’ouest de Ouagadougou, le Tarmac des auteurs s’est lui aussi implanté au milieu de son public, dans la commune de Kintambo, à quelques rues à peine du fleuve Congo.  » C’est un lieu qui n’a rien de l’image occidentale du théâtre, souligne Israël Tshipamba. C’est un théâtre où on entend les bruits des enfants qui jouent dans la rue et la vie quotidienne des ménages d’à côté. Tout se rapproche de ce que Peter Brook appelait dans son livre L’Espace vide le « théâtre brut », le théâtre en lien avec son public, au milieu du noyau social.  »

Un théâtre très ancré localement, mais en même temps capable de voyager de scène en scène, que ce soit ailleurs en Afrique ou en Occident.  » Les oeuvres de Molière, Shakespeare, Sony Labou Tansi, TchicayaU Tam’Si ou Wole Soyinka n’ont plus de frontières, elles n’appartiennent plus à une communauté, conclut Etienne Minoungou. Ce qui fait qu’elles traversent le temps, c’est la manière dont leurs auteurs ont pu saisir l’âme humaine, au-delà de toute géographie.  » Un message qui n’est visiblement pas arrivé jusqu’à Avignon…

(1) Si nous voulons vivre : du 8 au 14 juillet à La Parenthèse à Avignon, www.labellescenesaintdenis.com

(2) Sank (ou la patience des morts) : du 8 au 28 juillet à l’Eldoradôme à Avignon, mais aussi, en 2018, les 15 et 16 mars au centre culturel de Braine- le Comte, le 24 mars au Théâtre des 4 mains à Beauvechain et les 26 et 27 mars aux abattoirs de Bomel à Namur.

(3) Délestage : du 28 novembre au 23 décembre prochains au Théâtre de poche à Bruxelles.

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