Germaine Acogny: « Si tu ne sais pas où tu vas, regarde d’où tu viens »

L'art de Germaine Acogny est le fruit d'une fusion entre danse classique et danses traditionnelles africaines. © FRANÇOIS STEMMER
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

À l’arrivée des beaux jours, Germaine Acogny, pionnière de la danse contemporaine en Afrique, est une élue noire dans une version solo du Sacre du printemps. Portrait d’une femme au caractère en acier trempé.

« En proverbe wolof dit que la sueur de quelqu’un ne se perd jamais. » A 73 ans, Germaine Acogny, grande dame au crâne rasé, a recours à la sagesse populaire pour garder l’espoir quant à l’avenir de ce qu’elle laissera derrière elle. En particulier son Ecole des sables, « Centre de formation et de création en danses traditionnelles et contemporaines d’Afrique », fruit de son labeur, là-bas, à Toubab Dialaw, sur la côte sénégalaise.

L’histoire commence dans les années 1960. Germaine Acogny est professeure d’éducation physique et sportive dans un lycée de jeunes filles à Dakar. Pour arrondir ses fins de mois, cette femme divorcée avec deux enfants – une situation loin d’être banale à l’époque – donne des cours de danse en soirée. Des cours à son image: hors du commun. C’est que cette Béninoise arrivée au Sénégal à 5 ans a décidé de fusionner les danses traditionnelles africaines avec la danse classique à laquelle elle sera initiée pendant ses années à Paris, à l’école Simon Siégel. « Picasso et Modigliani se sont inspirés des masques africains pour leur art. J’ai fait comme eux: j’ai puisé dans la culture de ce pays qui m’a adoptée pour créer une synthèse du classique et des danses de l’Afrique de l’Ouest », déclare-t-elle. La technique Acogny, explicitée dans son livre Danse africaine publié en 1980, utilise dans son vocabulaire l’imaginaire de la nature, à commencer par la base, « la colonne vertébrale qui est le serpent de vie ». Les figures, elles, sont baptisées « nénuphar », « buffle », « grenouille », « kapokier », « baobab », « épervier »… Et tout le cosmos se trouve dans le corps: « La poitrine, c’est le soleil, les fesses, la lune, et le pubis, les étoiles », précise la chorégraphe. « Mais le plus important, c’est de connaître les danses patrimoniales de son pays. Je le dis toujours aux danseurs africains: « Si tu ne sais pas où tu vas, regarde d’où tu viens. » Si on n’a pas de racines, on ne peut pas évoluer. »

L’audacieuse méthode de Germaine Acogny a fini par arriver aux oreilles du président Léopold Sédar Senghor, alors en plein développement d’un programme culturel visant à faire du Sénégal « la Grèce de l’Afrique ». En 1975, Senghor est invité en Belgique par le roi Baudouin. Dans sa délégation, il emmène Germaine Acogny, qu’il présente à son ami Maurice Béjart. En guise de test, la chorégraphe donne un cours de danse à Mudra, l’école bruxelloise du grand maître. « Ce jour-là, je suis allée à la Grand-Place, caresser le bras de la statue d’Everard t’Serclaes, parce qu’alors tous les voeux se réalisent. Et ça a marché! La reconnaissance internationale de mon travail a commencé là-bas. » Béjart est séduit. Et quand les discussions sur la possibilité d’ouvrir une autre école Mudra en Afrique se concrétisent, il pense au Sénégal, patrie de son arrière-grand-mère maternelle Fatou Diagne et terre natale de son père quarteron le philosophe Gaston Berger, mais aussi à la femme de poigne capable de tenir cet établissement pionnier. Mudra Afrique s’ouvre à Dakar en 1977. « Je me souviens qu’un journaliste a posé une question à Béjart en commençant par « Alors, Monsieur le directeur… ». Et Maurice a tout de suite répondu: « Ce n’est pas moi le directeur, c’est Germaine Acogny. Elle fera ce que je veux, mais différemment de moi ». »

« Je fais des deals avec Stravinsky: je lui offre de la vodka, je fume un cigare pour lui… »© FRANÇOIS STEMMER

Deal avec Stravinsky

L’aventure Mudra Dakar dure cinq ans. L’école ne survit pas au retrait de la vie politique du président Senghor. Germaine Acogny déménage alors quelque temps à Bruxelles. Elle s’installe – ça ne s’invente pas – à la rue de l’Autonomie, non loin de Mudra Bruxelles. « J’ai adoré ce quartier, près de la gare du Midi, s’enthousiasme-t-elle. J’aimais aller au marché où l’on pouvait tout trouver. Il y avait des Africains, des Arabes… ».

Bruxelles où la papesse de la danse contemporaine africaine revient aujourd’hui danser un solo. Pour une fois, elle n’est pas sa propre chorégraphe. C’est Olivier Dubois, autre personnalité à part, qui est à la barre. Sans le savoir, celui qu’on a surnommé de manière assez inélégante mais efficace « le gros qui danse » (Tragédie, et ses dix-huit danseurs nus, en 2012, c’était lui) ferme là une boucle ouverte depuis une trentaine d’années. « Maurice Béjart voulait monter Le Sacre du printemps avec les élèves de Mudra Afrique, explique Germaine Acogny, et il voulait que je sois l’élue, moi qui avais déjà 35 ans (lire aussi l’encadré). Mais Mudra Afrique n’ayant plus les moyens, on a fermé les portes et ce projet de Sacre ne s’est jamais réalisé. » Trente-cinq ans après, Olivier Dubois vient me trouver et me demande si j’accepterais d’être son élue, son élue noire. Il n’était pas au courant du projet de Béjart… » Encore visiblement sous le charme, Germaine Acogny ne tarit pas d’éloges sur son chorégraphe: « Olivier connaît toutes les danses dans son corps. Il maîtrise le classique de manière incroyable, il connaît la danse arabe… Si vous pouviez voir comment « il remue la lune »: il remue même mieux que moi! » Ce qui ne veut pas dire que monter ce solo sur la musique de Stravinsky fut une partie de plaisir. « Cyril Accorci, l’assistant d’Olivier, m’a beaucoup aidée à comprendre la musique. A l’école Simon Siégel, on apprenait le solfège et moi j’ai toujours été récalcitrante à ça. C’est dommage, maintenant ça me manque. Mais il n’y a que quelques moments du solo où je dois compter, parce que le plus souvent, je ne compte pas, je sens la musique. En fait, je dois dominer la musique de Stravinsky. C’est comme si c’était moi qui donnais le son. Je frappe dans les mains et ça doit s’arrêter. Si la musique me domine, le spectacle n’est pas bon. D’ailleurs, je fais des deals avec Stravinsky: je lui offre de la vodka, je fume un cigare pour lui… Il me joue des tours parfois, mais c’est moi qui dois le devancer. »

Programmée dans le cadre d’un Focus danse Afrique aux Halles de Schaerbeek, Germaine Acogny voit l’annonce de son retour à Bruxelles dans ces circonstances printanières comme un bon signe pour le futur, le début d’un nouveau cycle. Après presque vingt ans d’existence, son Ecole des sables, village de la danse au bord de l’océan qu’elle a ouvert au Sénégal dans l’esprit de Mudra, est en péril financier. « On peut tenir jusqu’en juillet, soupire-t-elle. Mais nous venons d’avoir un nouveau ministre de la Culture, Abdou Latif Coulibaly, un ancien journaliste et un homme cultivé. Avec lui, nous avons l’espoir qu’enfin le gouvernement sénégalais soutienne l’école. » Nul doute que quand Germaine Acogny sera à Bruxelles, elle ne manquera pas de passer par la Grand-Place pour caresser le bras de t’Serclaes…

(1) Mon élue noire: les 19 et 20 mars aux Halles de Schaerbeek à Bruxelles, dans le cadre du Focus danse Afrique #1 (jusqu’au 29 mars). www.halles.be

Sacré Sacre

« La gestuelle du Sacre exige des mouvements angulaires cassés. »© ROGER VIOLLET/PHOTO NEWS

Le 29 mai 1913 est une date pivot dans l’histoire de la danse. Ce soir-là, un scandale éclate au Théâtre des Champs-Elysées à Paris. Les célèbres Ballets russes de Serge de Diaghilev, déjà responsables des sublimes Shéhérazade, L’Oiseau de feu, Petrouchka et autre Spectre de la rose, donnent Le Sacre du printemps, chorégraphié par le danseur phénomène Vaslav Nijinski sur une composition originale d’Igor Stravinsky. Dans la salle, c’est le chaos. Alors que Diaghilev a payé des  » claqueurs  » pour qu’ils applaudissent ostensiblement cette première, toute une partie du public, choquée, hue sur tous les tons. La légende raconte que, depuis les coulisses, Nijinski, debout sur une chaise, tentait au même moment de battre la mesure pour les danseurs, incapables d’entendre l’orchestre dans ce brouhaha.

Le Sacre, ballet en deux actes puisant dans les rites et le folklore archaïques de la Russie et culminant en un sacrifice humain, a franchi un cap décisif à travers sa chorégraphie. « La gestuelle du Sacre rejette les cinq positions fondamentales de la danse classique; elle exige des mouvements angulaires cassés, brisant l’axe vertical du corps et renonçant à la qualité de lié qui faisait tout le brio des danseuses; elle ramasse le corps vers le sol, rejetant la règle d’élévation chère à la technique classique. Surtout, toute la danse est composée avec les jambes « en dedans », les pointes de pied tournées vers l’intérieur, en une véritable mise en croix de la musculature et du système de pensée des danseurs classiques, pure et simple négation de toute leur technique », détaillent Isabelle Ginot et Marcelle Michel dans leur ouvrage de référence La Danse au XXe siècle (éd. Larousse). Mais le choc vient aussi de la musique, révolutionnaire, complexe, brute, marquée par des ostinatos et des déplacements incessants des accents, la partition de Stravinski s’imposant comme une des oeuvres phares du siècle dernier.

Aujourd’hui légendaire, ce Sacre qu’aucun chorégraphe ne peut ignorer, a connu de multiples déclinaisons et réactivations au fil des décennies. En 2016, l’exposition Corps rebelles à Lyon proposait une installation vidéo qui en livrait simultanément huit versions, notamment celle de Maurice Béjart (1959), avec ses postures très animales, celle de Pina Bausch (1975), dansée pieds nus dans la terre, ou encore celle d’Angelin Preljocaj (2001), avec son décor de motte de gazon. Le ballet a également donné lieu à d’innombrables variations autour de son titre : Emanuel Gat l’a raccourci en Sacre pour sa version salsa alors que Thierry Thieû Niang a lui retenu… Du printemps! pour le monter avec des seniors entre 60 et 90 ans; Maria-Clara Villa Lobos l’a transformé en Mas-Sacre, dans une réflexion sur notre société de consommation et en particulier la production industrielle de viande; Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou l’ont détourné en Sacré printemps pour une chorégraphie sur la révolution en Tunisie, etc.

Au printemps 2018, outre le solo d’Olivier Dubois interprété par Germaine Acogny en élue noire, le Catalan Roger Bernat donnera une version de la chorégraphie de Pina Bausch où les spectateurs sont intégrés à la création (le 24 mars aux Ecuries de Charleroi danse, dans le cadre du festival Kicks!) et le chorégraphe américain basé à Bruxelles Daniel Linehan proposera Un Sacre du printemps avec la musique de Stravinsky interprétée par deux pianos (les 23 et 24 mars au Kaaitheater à Bruxelles). Un monument inépuisable.

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