ATDK: « L’éphémère est l’essence même de la danse »

Les danseurs de la reprise de Rain d'Anne Teresa De Keersmaeker en pleine répétition. © ANNE VAN AERSCHOT
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Anne Teresa De Keersmaeker reprend son sublime Rain quinze ans après sa création tandis que le Ballet de l’opéra de Lyon redonne à voir l’historique Dance de Lucinda Childs. Une lutte contre le temps et l’oubli.

« Contrairement à la peinture, à la littérature ou à l’architecture, la danse ne laisse pas de traces tangibles, ne produit pas d’objet qui demeure. La danse n’existe que quand elle est incarnée. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle occupe une place unique. Je considère la danse comme l’art le plus contemporain, car qu’y a-t-il de plus contemporain que le corps? Il s’agit là d’une différence cruciale avec les autres arts, même avec la musique, car grâce aux partitions, on peut encore aujourd’hui jouer des pièces de Jean-Sébastien Bach. Je pense que beaucoup de gens ne sont pas conscients de cela. »

Du haut de sa trentaine d’années d’expérience en tant que chorégraphe, Anne Teresa De Keersmaeker sait parfaitement résumer l’essence de la danse. Si cette fugacité joue en défaveur de la transmission des oeuvres, c’est encore plus problématique en ce qui concerne la danse contemporaine. « Dans le ballet classique, il existe un langage codifié, une grammaire et un vocabulaire unifiés, qui ne sont pas liés à la personnalité du chorégraphe », poursuit De Keersmaeker. « Avec la naissance de la danse contemporaine, au début du XXe siècle – avec Isadora Duncan, Loïe Fuller, Martha Graham… – la technique et l’écriture se sont individualisées. Que ce soit Merce Cunningham, Pina Bausch ou Trisha Brown, ces chorégraphes ont travaillé et créé des oeuvres avec une certaine communauté de danseurs et ont développé une écriture qui leur est propre. Et au moment où ces personnes disparaissent, la question se pose de ce que va devenir ce répertoire. Parce que, un peu comme pour l’artisanat, c’est un langage, un savoir-faire qui se transmet « à l’ancienne », de personne à personne, même si on peut utiliser les technologies du XXe siècle, comme la vidéo, et qu’il y a eu plusieurs tentatives de notation. »

Menace de disparition

Il y a urgence, comme le confirme aussi Yorgos Loukos, à la direction du Ballet de l’opéra de Lyon depuis 1988: « Il faut transmettre ce répertoire tant que les chorégraphes sont vivants, après il sera trop tard. » Le Ballet de l’opéra de Lyon occupe une place assez unique dans le paysage français. Ses danseurs sont de formation classique mais suivent des formations spécifiques pour interpréter des pièces contemporaines. Pas de Casse-Noisette ou de Giselle ici, mais du Merce Cunningham, du William Forsythe, du Trisha Brown ou encore du Maguy Marin. Le Ballet donne prochainement Dance (1), pièce maîtresse de la chorégraphe new-yorkaise Lucinda Childs, créée en 1979 sur la partition de Philip Glass, dans un décor et sur un film du plasticien Sol LeWitt. « C’est notre modernité qui fait notre succès », explique encore Yorgos Loukos. « Nous sommes une des seules compagnies européennes à aller à New York chaque année depuis trente ans. Il n’y a pas beaucoup de compagnies comme la nôtre parce que les centres chorégraphiques nationaux en France sont tous dirigés par des chorégraphes qui ont comme préoccupation première leur propre travail. Il faut une grande ouverture d’esprit pour inclure d’autres pièces, afin qu’on ne les perde pas. »

Anne Teresa De Keersmaeker fait, elle aussi, partie du répertoire du Ballet de l’opéra de Lyon et a également été mise à l’honneur par le Ballet de l’opéra national de Paris, qui a donné, en 2011 et 2014, Rain, sa lumineuse chorégraphie portée par les vagues de Music for 18 musicians de Steve Reich. « Le grand défi, même si ce sont de magnifiques danseurs, a été la gestion du vocabulaire contemporain spécifique, tout le travail au sol, les chutes, tous les mouvements quotidiens comme la marche… », se souvient De Keersmaeker, qui a décidé de reprendre Rain en 2016 (2) avec un groupe de jeunes interprètes formés à la danse contemporaine. Avec l’ambition à long terme de redonner au public le répertoire de Rosas avec un nouvel ensemble basé à Bruxelles, ce dont la compagnie a été privée depuis l’arrêt de sa résidence à La Monnaie en 2007.

Reprendre une pièce, c’est lutter contre l’écoulement du temps. Anne Teresa De Keersmaeker elle-mêmedanse encore Fase (également sur du Steve Reich), créé en 1982. « Physiquement, cela me demande une certaine discipline. Il faut dire que l’écriture et le vocabulaire de cette pièce sont très particuliers. La virtuosité de Fase est basée sur la répétition inlassable de quelques mouvements simples, presque quotidiens. » Mais, dans certains cas, le poids des années est trop lourd à porter. Concernant Rain, il n’était pas envisageable de le remonter avec l’équipe de 2001. « Même si la plupart des danseurs qui ont participé à la création sont encore en très bonne forme physique, il faut reconnaître que Rain est particulièrement intense. Et puis, j’y vois une sorte de devoir moral: il faut donner du travail à la nouvelle génération! Cela peut paraître cruel, mais ce ne l’est pas pour moi, car c’est pareil en danse que dans les autres champs de l’expérience humaine : le savoir et la sérénité des artistes plus âgés nous sont tout aussi indispensables que l’énergie et la tension des artistes jeunes. Cela ne doit pas être conflictuel. » Mais la transmission demande un investissement énorme, comme le montre bien le documentaire Dancing Dreams (3), qui a suivi pendant plusieurs mois la reprise de Kontakthof, pièce culte de Pina Bausch, montée trente ans après sa création avec des adolescents de 14 à 18 ans. Autant chez Josephine Ann Endicott, danseuse du casting d’origine et porteuse du projet, que chez les jeunes apprentis, la détermination alterne avec le découragement face à l’ampleur de la tâche. Mais ils y parviennent et en sortent transformés.

« L’éphémère étant l’essence même de cet art, dans quelle mesure pourrait-on accepter qu’il disparaisse à jamais? » s’interroge encore la chorégraphe belge. « La raison pour laquelle je me dis qu’il ne faut pas renoncer, c’est que le sujet contemporain vit dans une sorte de présent amnésique, sans plus de relation avec son passé. Or, cette tension avec ceux qui venaient avant nous est essentielle à l’art. C’est à partir de cela qu’on crée du futur, d’ailleurs, et c’est pareil en danse comme en politique. Transmettre redevient donc une question brûlante. »

(1) Dance, du 29 septembre au 3 octobre, au Théâtre de la ville, à Paris; du 22 au 24 février, au deSingel, à Anvers.

(2) Rain (live), du 4 au 7 octobre, au Cirque royal, à Bruxelles; le 3 novembre, au Concertgebouw, à Bruges; du 24 au 26 novembre, au deSingel, à Anvers; du 8 au 10 décembre, à l’Opéra de Gand; le 14 mars, au PBA, à Charleroi.

(3) Dancing Dreams, de Anne Linsel et Rainer Hoffmann.

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