Yo! Brussels: flash-back en compagnie de Benny B, G.A.N et Isha

YO! Brussels Hip-Hop generations © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Longtemps snobé, le hip-hop a droit aux honneurs à Bozar. Le temple de la « haute » culture propose une grande exposition sur l’histoire du mouvement à Bruxelles. Manneken peace, love & unity…

Enfin! Après s’être largement ouvert au rock, y compris en l’exposant (It’s Not Only Rock’n’Roll, Baby! en 2008), et avoir fait de la place pour les musiques électroniques (le festival Bozar Electronic lancé la même année), Bozar a décidé de mettre en avant la culture hip-hop tout au long de l’été. Il était temps. Jusqu’ici, la grande institution avait en effet largement négligé, voire carrément snobé, un mouvement qui a pourtant aujourd’hui plus de 40 ans. Et qui est devenu plus que jamais incontournable.

« Encouragé » par le boum médiatique de la scène belge, poussé dans le dos par Mixity, initiative de la Région capitale (née dans la foulée du marketing culturel de la ville, lancé pour redresser l’image de Bruxelles après les attentats), Bozar a franchi le pas. Inaugurée la semaine dernière, l’exposition baptisée Yo! Brussels Hip-Hop Generations durera tout l’été, doublée de manifestations en tous genres: stages, débats, workshops, etc.

Yo! est une grande première. Jamais l’Histoire du hip-hop belge, à Bruxelles en particulier, n’avait été racontée et exposée de cette manière. A fortiori dans l’un des temples de la « haute » culture. Ses deux curateurs ne sont pas des inconnus: historien de l’art, Adrien Grimmeau a notamment mis sur pied Dehors! Le Graffiti à Bruxelles au Musée d’Ixelles, en 2011. De son côté, Benoît Quittelier combine une pratique professionnelle de la danse hip-hop et une expertise scientifique qui l’a par exemple amené à écrire une thèse de doctorat qui dessinait une « géographie » du hip-hop à Bruxelles en tant que chercheur à l’ULB.

Les curateurs de l'expo Yo!, Benoît Quittelier (à gauche) et Adrien Grimmeau.
Les curateurs de l’expo Yo!, Benoît Quittelier (à gauche) et Adrien Grimmeau.© ARNAUSD GHYS

Alors que l’exposition était encore en cours de montage, nous leur avons justement proposé de parcourir la ville par son versant hip-hop. Avec, sur le trajet, trois acteurs du mouvement, ancien et actuels, pour étayer leur propos. La balade a eu lieu un vendredi matin de juin, mi-figue mi-crachin. Elle démarre ici.

Bozar, 10 h.

Benoît Quittelier: « Dans un premier temps, l’idée était de faire venir la grande exposition hip-hop qui avait été organisée à l’Institut du monde arabe à Paris (Hip-hop, du Bronx aux rues arabes, NDLR). Le souci est que son propos était quand même très franco-français. Ce n’était pas très pertinent par rapport à Bruxelles. Mais au moins, ça a permis de lancer la machine, en imaginant déjà se retrouver à Bozar, qui était le seul lieu assez grand pour l’accueillir. Fin août 2016, nous avons donc été contactés. En décembre, on a pu démarrer réellement le boulot. Pendant deux mois et demi, on a commencé par rencontrer un maximum d’artistes, de toutes les disciplines et de toutes les générations, en leur demandant comment ils imaginaient le parcours, ce qu’ils voudraient montrer de leur travail, etc. Ça a pris pas mal de temps, alors que les timings étaient déjà très serrés. Mais cette démarche était indispensable. Sans cela, on n’aurait pas pu faire l’expo. »

Adrien Grimmeau: « C’est certain que l’intérêt que suscite la scène rap belge aujourd’hui a encouragé le Bozar à embrayer. Cela étant dit, on s’est vite rendu compte qu’il y avait une curiosité sincère de l’institution pour une scène à côté de laquelle elle est complètement passée. Évidemment, quand un mouvement qui s’est longtemps défini comme contre-culture débarque dans un temple officiel de la culture, ça crée forcément des situations, pour ne pas dire des tensions. Il a fallu expliquer à Bozar comment fonctionne le hip-hop, et au hip-hop comment réfléchit Bozar. C’est assez compréhensible. De toutes façons, au-delà même du hip-hop, la démarche est en soi exceptionnelle: impliquer plus de 80 artistes, répartis sur plusieurs disciplines différentes (rap, graffiti, tag, danse), c’est de la folie pure et simple! Avec un but ultime qui est double: réussir à attirer un nouveau public à Bozar, mais aussi parvenir à contenter ses visiteurs habituels qui ne possèdent pas forcément les codes de cette culture. À cet égard, ce n’est pas une exposition pour le milieu hip-hop, même s’il faut quand même qu’il s’y retrouve. Ils n’apprendront rien, mais il ne faut pas les décevoir. « 

10h30. Galerie Ravenstein. Benny B n’est pas encore arrivé au rendez-vous. En attendant, Benoît Quittelier raconte. « Durant à peu près toutes les années 90, la galerie fut un haut lieu du break à Bruxelles. Il y avait des danseurs un peu partout, répartis sur tous les étages. Des gens venaient de l’Europe entière pour s’entraîner ici. Il faut savoir que la Belgique était vraiment un pays précurseur à l’époque. Mais au début des années 2000, l’espace qui était public fut privatisé. L’endroit où les danseurs pratiquaient a été condamné, muré. Ils se sont un peu fait jeter dehors. Pratiquement au même moment, l’espace a été investi par Bozar, qui y a installé ses bureaux. Du coup, dans l’imaginaire de beaucoup, c’est Bozar qui les a chassés. Aujourd’hui, il reste encore un litige à éclaircir, un compte à régler. Certains breakeurs n’ont pas oublié par exemple que lors du Concours Reine Elisabeth, ils devaient dégager les lieux! »

À 49 ans, Benny B n'a pas beaucoup changé.
À 49 ans, Benny B n’a pas beaucoup changé.© ARNAUSD GHYS

10h37, Benny B. Abdel Hamid Gharbaoui arrive en courant. « Désolé! Ma vie est bizarre. Je sais pas pourquoi, je pensais qu’on se retrouvait Galerie de la Reine. Le comble, c’est que j’ai garé ma voiture juste ici devant! » À 49 ans, il n’a pas beaucoup changé. Aux yeux du grand public, il reste d’ailleurs toujours Benny B, le premier à avoir pondu un hit rap en français, un peu l’équivalent de Plastic Bertrand pour le punk. « Au départ, je découvre le rap via les disques de mes grands frères, ou des radios spécialisées soul-funk comme SIS, qui deviendra Top FM. Il y a les hits comme The Message ou Rapper’s Delight, des films comme Beat Street… Mais si on écoutait du rap, personne ne pratiquait. On était avant tout des danseurs, c’était le passage obligatoire. L’un des lieux les plus fréquentés était la basilique de Koekelberg, qui avait la particularité d’avoir un sol en dalles bleues permettant de glisser très facilement. » Finalement, à l’instar de pionniers français comme Lionel D, Abdel commence un jour à rapper. Il pond notamment les paroles de ce qui deviendra son premier tube, Vous êtes fous! En 1990, le disque deviendra un hit énorme en Belgique et en France. « À l’époque, on copiait complètement les Américains, on disait yo!, on apprenait les paroles en anglais par coeur… C’est pour ça que le disque était présenté comme celui de « Benny B featuring DJ Daddy K« . Du coup, à l’époque, certains pensaient que « featuring » était en fait le troisième membre du groupe! (rires) Pour être clair, Vous êtes fous! est le premier tube rap en français. Mais le rap français en lui-même, arrive plus tard, en 1991, avec la compilation Rapattitude et des groupes comme Iam, NTM, Assassin… » Aujourd’hui, celui qui fut longtemps vu comme une blague profite d’une forme de réhabilitation. « Je me retrouve cité par plein de rappeurs hyper crédibles. De toutes façons, aujourd’hui, plus personne ne critique vraiment le côté commercial. Tout le monde veut être Stromae… »

11 h. Galerie Agora. Après avoir fringué la génération new wave, la galerie commerçante située à côté de la Grand-Place a rassemblé toute une série d’enseignes hip-hop. « Des boutiques où l’on pouvait dénicher des marques que l’on trouvait difficilement ailleurs, ou des magazines comme Boondox concoctés par le collectif Bigshot », explique Benoît Quittelier. « Des mixtapes aussi, prolonge Adrien Grimmeau, qui est un outil de promotion clandestin et un format très lié au mouvement. Il n’y a pas de mixtape de chanson française par exemple. Dans l’expo, on peut par exemple retrouver Les Gendarmes, la légendaire mixtape d’HMD, qui s’est vendue à 5000 exemplaires, sans promo, de la main à la main. C’est colossal! Aujourd’hui, je ne suis pas certain que Damso a écoulé plus de 5000 exemplaires physiques de son disque. »

Avec G.A.N., devant l'entrée de l'AB, où il s'est produit 2012.
Avec G.A.N., devant l’entrée de l’AB, où il s’est produit 2012.© ARNAUSD GHYS

11h12. Ancienne Belgique, avec G.A.N. En 2012, celui qui se faisait encore appeler Gandhi remplissait la mythique salle bruxelloise, une première pour un rappeur indé.« J’en rêvais évidemment. C’était là que j’avais vu Jay-Z et que j’avais déjà pu faire la première partie de Booba. Mais je ne pensais pas que c’était envisageable de m’y produire avec mon propre projet, en tout cas pas à ce moment-là. Ce qui s’est passé, c’est qu’on avait vraiment du mal à trouver une salle. On avait démarché le Botanique, mais ça galérait, ça traînait, j’avais l’impression qu’ils n’avaient pas vraiment envie. Du coup, quand on a eu une opportunité à l’AB, on a foncé! » Le rappeur d’Evere, côté Germinal, a posé ses premiers couplets dès 2001. À cet égard, il fait un peu partie d’une génération « sacrifiée », qui n’a pas connu l’âge d’or des années 90, et est arrivée trop tôt pour participer au boom actuel. « Et puis, il y a l’arrivée d’Internet, prolonge Benoît Quittelier, qui était assez avancé pour proposer le téléchargement qui laminera l’industrie du disque, mais qui n’a pas encore inventé les réseaux sociaux qui vont permettre à la nouvelle génération de faire elle-même sa promotion. Au fond, il y a énormément de rappeurs talentueux dans les années 2000. Mais ils n’ont pas encore les outils performants pour faire parler d’eux. »

À l’époque, on doit encore se donner rendez-vous en studio pour enregistrer une mixtape ensemble. En 2009, Gandhi croise par exemple pour la première fois un certain Stromae.  » Il rappait déjà, mais plus encore, il était dans le beatmaking. La première fois qu’on s’est croisés, il se promenait avec son sac à dos, bourré d’instrus. Pour l’anecdote, ce jour-là, il m’a donné son numéro de téléphone. Jusqu’à aujourd’hui, c’est toujours le même. Ce qui est quand même assez fou quand on voit tout ce qui lui est arrivé! »

Isha:
Isha: « La scène actuelle est clairement le fruit de l’ancienne, qui a su créer une vraie dynamique. »© ARNAUSD GHYS

12h. Mima, avec Isha. Dans la cour du musée dédié aux arts visuels urbains, inauguré l’an dernier, à Molenbeek, Isha est venu quasi en voisin. Longtemps actif sous le nom de Psmaker, il a sorti ce printemps un premier album/mixtape sous son propre nom. « La scène actuelle est clairement le fruit de l’ancienne, qui a su créer une vraie dynamique. Mais ce qui est étonnant, aujourd’hui, c’est que, tous les six mois, je découvre un mec d’ici avec gros potentiel. Sans doute parce qu’aujourd’hui, c’est très facile de s’enfermer chez soi, pour se concentrer sur sa musique. Avant, il y avait des petits parcours, il fallait aller chercher tes vinyles, les montrer au DJ, etc. Il y avait une transmission orale. Aujourd’hui, si le gamin ne sait pas faire un truc, il consulte un tutorial sur YouTube. » Au risque de perdre en spécificité et en patte personnelle? En quoi consiste d’ailleurs la Belgian touch dont tout le monde parle? « Ça dépend des époques, et des disciplines, avance Adrien Grimmeau. Dans le tag, par exemple, il existe une école bruxelloise très spécifique, inventée par des collectifs comme CNN ou RAB. Le « e » bruxellois, par exemple, n’existe pas ailleurs. Cela étant dit, au-delà des courants et des genres, on trouve bien une espèce d’ironie, un second degré qui est typique. »

Il est en effet très présent chez les têtes d’affiche du moment, type Roméo Elvis, Jeanjass & Caballero, etc. Ou même Isha. À cheval sur l’ancienne et la nouvelle génération, ce dernier observe l’emballement actuel avec quasi autant d’enthousiasme que de détachement. Voire de méfiance? « C’est une hype, il faut l’accepter. Des filles qui écoutaient encore Evanescence il y a deux ans veulent écrire aujourd’hui des chroniques sur le rap. Pourquoi pas? Au final, je trouve que c’est bénéfique. Mais tout le monde ne pense pas comme ça. Je peux comprendre par exemple les frustrations des anciens qui ont préparé le terrain, ont balayé l’allée, et qu’on ne considère pas. Aujourd’hui, il y a cette exposition pour retracer toute l’Histoire. On verra bien… »

Épilogue. Une dizaine de jours plus tard, c’est tout vu. Si, mardi dernier, le vernissage de l’exposition Yo! a rassemblé la grande foule, elle a aussi fait grincer les dents de certains anciens. L’après-midi même, le collectif CNN a retiré ses billes de l’expo, reprenant ses affaires dans la vitrine qui lui était dédiée. Le parcours proposé ne manque pourtant pas d’allure. Certes, il n’est pas parfait, loin de là.

Comme annoncé, il ne révélera, par exemple, aucun secret aux amateurs du genre. Mais en variant la scénographie, en faisant autant écouter que voir (des carnets d’esquisses aux tenues de Stromae ou Benny B), il réussit à glisser les principaux éléments de l’Histoire, sans la trahir. « C’est un point de départ », avaient prévenu les curateurs. À Bozar de le prolonger dans l’avenir…

Yo! Brussels Hip-Hop Generations, jusqu’au 17 septembre au Bozar, Bruxelles. www.bozar.be

Tarmac attaque

Le lendemain du vernissage de l’exposition Yo!, la RTBF lançait son tout nouveau média dédié au hip-Hop, tourné vers les 15-25 ans.

L'équipe de Tarmac
L’équipe de Tarmac© RTBF

Vendredi dernier. Dans un coin du troisième étage de la RTBF, la tension est (un peu) retombée. La veille, Tarmac a amorcé son décollage. « Il y a forcément encore des petites choses à régler, mais dans l’ensemble tout s’est déroulé comme prévu, se réjouit Akro, alias Thomas Duprel. En interne, on m’a même dit qu’en 30 ans, on n’avait jamais vu une première se passer aussi bien. » Assis derrière son écran, au milieu de ses troupes, le patron de Tarmac a beau faire mine de rester concentré, il a du mal à cacher sa satisfaction. C’est que l’enjeu n’était pas mince. Ce n’est en effet pas tous les jours que se lance un nouveau média. A fortiori dédié principalement au rap, ou plus largement aux musiques « urbaines ». À Reyers, c’est peu dire que ces sons-là ont été largement négligés jusqu’ici. Surfant sur la vague hip-hop belge, la RTBF veut aujourd’hui en profiter pour (tenter de) combler cette lacune. Et se positionner du même coup sur une cible -les 15-25 ans- qu’elle n’arrive plus à capter…

Pour cela, elle n’a pas hésité à mettre les moyens. Notamment en « pimpant » un studio, où ont été reproduits une chambre d’ado, une façade new-yorkaise, façon brownstone d’Harlem, ou encore… une rame de métro de la Stib. « On n’est pas dans une radio classique, linéaire, coincée entre quatre murs. Mais je rassure tout le monde, on n’a pas brûlé un budget indécent. Il a coûté trois fois moins cher que certains autres studios… » Pour rappel, l’idée de Tarmac est celle d’un média numérique, qui n’est donc pas disponible sur la bande FM, mais bien via le téléchargement d’une application (gratuite) ou du site Web. Paradoxal, du coup, d’investir dans autant de décor? « Non, parce que la vidéo est aujourd’hui essentielle. Et qu’on n’avait pas envie de se limiter à un fond vert un peu cheap. »

Concrètement, « l’offre » Tarmac propose huit flux musicaux différents (des Webradios consacrées au rap US, rap français, r’n’b, reggae-ragga, oldies…), une mixtape de 45 minutes quotidienne, une capsule matinale d’un quart d’heure (Bad ‘n Breakfast, séquence YouTube fourre-tout animée par Anne-Sarah et Sami) et un talk en soirée, diffusé en streaming live et intitulé Je vous salue ma rue. Libre antenne, il est présenté par la chanteuse Mia Lena et Prezi, ghostwriter de son état, pro de l’impro et véritable gueule d’atmosphère, à la brosse comme tout droit sortie de Do the Right Thing. Au total, c’est une équipe de douze personnes qui a été mise en place, dont la plupart des membres n’ont jamais fait de radio… « J’ai reçu plein de candidatures, des démos hyper clichés où les gars prenaient un accent parisien. Au final, le casting s’est fait de manière très humaine et intuitive. » Prezi confirme: « En août dernier, Akro m’a appelé en me disant: « Viens, je dois te proposer un truc. » Quand je suis arrivé, il avait lancé un barbecue. Preuve qu’il avait bien cerné le personnage. » (rires) Le patron insiste encore: « On est tous conscients que l’on doit commencer de manière humble. La seule chose, c’est que je veux qu’ils soient vrais, qu’ils ne trichent pas. Quand vous êtes authentique, les petits défauts passent mieux. »

Une partie du studio reproduit une rame de la Stib.
Une partie du studio reproduit une rame de la Stib.© DR

www.tarmac.be

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