Méditation, drogues, voyages…: Jon Hopkins nous raconte la genèse de Singularity

Le regard doux, les cheveux courts et maîtrisés, Jon Hopkins n'a peut-être plus la gueule de l'emploi, mais bien le profil de bon élève. © Steve Gullick
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Cinq ans après l’essentiel Immunity, Jon Hopkins sort Singularity, nouvelle épopée électronique psychédélique. Vers l’infini et au-delà…

Certes, la relation entre musique et drogue n’est pas nouvelle. Elle est au moins aussi vieille que les expériences médicinales de la mystique Hildegard von Bingen, compositrice et philosophe du XIIe siècle, qui avait catalogué (et éprouvé?) les effets de plus de 200 plantes… Cette histoire a pu donner les trips psychédéliques des sixties ou l’utopie techno sous acide. Mais aujourd’hui? Hygiénisme de l’époque oblige (?), la donne semble avoir évolué. Ringards dans le rock, superficiels dans la dance, les opiacés sont surtout présents dans un certain rap, où ils sont toutefois davantage un moyen de s’assommer (le « lean », ce mix de sirop pour la toux et de soda) qu’une manière « d’ouvrir les portes de la perception ».

À cet égard, le nouveau disque de l’Anglais Jon Hopkins peut sembler anachronique. Du moins si l’on en croit sa note d’intention. La musique de Singularity serait en effet basée sur une exploration « du subconscient », avec pour but de retranscrire « la montée, le pic et la libération d’une expérience psychédélique ». Un disque où les morceaux seraient comme des endroits physiques, où « des Êtres lumineux nous pousseraient à travers les fougères et les ronces, nous laissant perdus et confus, écorchés et groggys -jusqu’à atterrir soudainement dans une clairière où tout n’est plus qu’espace, air pur, et ciel étoilé. Les Lumières commencent alors à tourner en rond, l’une après l’autre, jusqu’à former une sorte de tapisserie qui flotte en apesanteur, guidant notre attention vers le ciel. » Voilà, voilà… Précisons tout de suite: si Singularity a bien des vertus technos hallucinatoires, son discours est moins « fumeux » que sa présentation ne pourrait éventuellement le faire craindre. Hopkins n’a d’ailleurs pas la gueule de l’emploi. Posé, l’accent anglais aussi élégant que raisonnable, Jon Hopkins a le regard doux, les cheveux courts et maîtrisés: le profil de bon élève.

Son parcours musical démarre d’ailleurs dans la musique classique. Né à Londres (1979), Jon Hopkins est passé par le conservatoire (Royal College Of Music). Fasciné par Ravel et Stravinsky, le pianiste a même songé à intégrer le circuit classique professionnel avant de bifurquer vers l’électronique. En 2001, l’album Opalescent est sa première carte de visite. Elle lui permet bientôt de rencontrer Brian Eno. Éminence grise de la pop culture, pape de l’ambient music et producteur émérite, Eno l’invitera régulièrement à collaborer. Pour bosser par exemple sur son album Small Craft on a Milk Sea (2010), ou le rejoindre sur la production du blockbuster de Coldplay, Viva La Vida (2008). Mais c’est surtout avec Immunity que Jon Hopkins marque les esprits. Publié en 2013, l’album est un petit bijou de techno viscérale, aussi racée que tapageuse. Son succès l’emmène en tournée un peu partout dans le monde. Un tourbillon dont Hopkins mettra du temps à sortir. « Au bout d’un moment, j’étais épuisé. Tous les soirs, pendant un an et demi, vous avez ce rush d’adrénaline à 1h du matin. Le lendemain, vous devez quand même vous lever, vous rendre au prochain aéroport, puis recommencer. À un moment, votre corps est chamboulé. Vivre à une telle extrémité, ce n’est pas durable. Vous devez trouver des trucs pour redescendre. C’est pour cela que tant de musiciens sont accros, aux drogues ou à l’alcool. »

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An Englishman in L.A.

Hopkins, lui, a une autre solution: la méditation. « J’avais déjà commencé à pratiquer il y a quelques années. Mais cette fois, je voulais le faire de manière plus structurée. Par exemple en passant par la méditation transcendantale, que j’ai trouvée incroyablement simple et puissante. Vous pouvez la pratiquer quasi partout, dans l’avion, assis dans votre voiture, votre lit, etc. Cela m’a pas mal aidé à mieux gérer mon manque de sommeil, mon humeur. » Ce n’est pas tout. « J’ai commencé à remarquer aussi que cela commençait à nourrir la musique. J’avais l’impression qu’elle me donnait un meilleur accès à ma créativité. » Cette technique, Hopkins l’apprend à Los Angeles. C’est d’ailleurs là que démarre l’histoire de Singularity

Rincé par des tournées à rallonge, Hopkins choisit ainsi de filer à l’anglaise. Lui, le Londonien pur jus, décide de s’installer en Californie. « J’avais besoin de changement. Je voulais essayer le soleil (sourire).«  Il loue un petit flat dans les collines, expérimente aussi bien le côté chic de Beverly Hills – « les magasins de luxe, les petits chiens traînés par des gens sans grande empathie, plutôt narcissiques » – que la facette plus underground de la Cité des anges – « ce truc encore un peu hippie, porté par des gens super intelligents, aux conversations passionnantes ». Il y a la nature aussi, à l’intérieur (« Vous traînez dans le Griffith Park, et vous croisez des coyotes »), comme aux portes de la ville: « Il suffit de rouler un peu pour vous retrouver au milieu des montagnes ou aux portes du désert, dans des étendues très sauvages, très inspirantes. Cette impression d’espace, de perspective, je pense que vous pouvez l’entendre dans la musique. »

Au bout d’un an, Hopkins retourne malgré tout à Londres. Le mal du pays? « Les six premiers mois à L.A., c’était le paradis. Mais après un moment, des petites choses commencent à vous frapper. Comme le fait qu’une telle ville soit peu « durable »: avec le réchauffement climatique, des quartiers entiers se retrouvent déjà aujourd’hui sans eau. Le fait aussi que vous avez 60.000 personnes qui vivent avec rien, dans une ville ultrariche. C’est grotesque… Puis ce soleil en permanence: franchement, à un moment, vous avez envie de voir un peu de gris (rires).« 

Faut-il être au même niveau de conscience pour profiter pleinement de la musique de Jon Hopkins?
Faut-il être au même niveau de conscience pour profiter pleinement de la musique de Jon Hopkins?

Entre-temps, Hopkins a donc réussi à débloquer certains rouages. Il est notamment revenu sur une idée qu’il traîne depuis quelques années déjà: celle de créer un disque qui partirait d’une note précise pour développer tout un univers autour, avant de revenir vers elle en fin de parcours. Pour réaliser cet objectif, le musicien compte donc notamment sur la méditation. Mais pas seulement. « J’ai aussi essayé un certain nombre de drogues naturelles psychédéliques, que j’ai prises dans un contexte non « récréatif ». Il m’a fallu pas mal d’années de méditation pour me sentir assez confiant et pouvoir naviguer en toute sécurité dans ces territoires intérieurs. Un des moments charnières pour ce disque a été par exemple une retraite aux Pays-Bas, un programme légal autour de la consommation de champignons psychotropes. Cela a boosté mon énergie créative. »

L’appel du froid

Jon Hopkins s’est également familiarisé avec les techniques de respiration de Wim Hof. Surnommé The Iceman, ce Néerlandais de 59 ans s’est inspiré d’exercices de méditation tibétains pour mettre au point une méthode qui lui permet d’affronter les grands froids. Sur le Web, les vidéos de « l’homme-glace » pullulent, en train de plonger sous des lacs gelés, de courir des marathons torse nu par -20°, ou de battre le record du monde d’immersion dans un bain de glace (1h52). Il y a deux ans, le journaliste d’investigation Scott Carney a voulu démontrer l’éventuelle supercherie: lui-même a fini par rallier les techniques de Hof (il en a tiré un best-seller, What Doesn’t Kill Us)… « On vit dans un trop grand confort, explique pour sa part Hopkins. Le corps a besoin d’être éprouvé pour rester affûté. Aujourd’hui nous passons notre temps assis toute la journée, enfermés dans des pièces surchauffées. On ne peut pas l’éviter, parce que c’est comme cela que nos vies sont bâties. Mais nous pouvons faire des choses pour en contrecarrer les effets négatifs. »

Jon Hopkins est dans un creux quand il tombe sur l’histoire de Wim Hof. L’angoisse de la page blanche est alors en train de laisser place aux doutes plus existentiels. « Je me sentais vidé, dépassé par la somme de travail qu’il me restait à effectuer. Mon médecin proposait de me prescrire des antidépresseurs. Mais je ne voulais pas trop me lancer là-dedans. » La même semaine, le musicien tombe sur un podcast, où est invité Wim Hof. « D’une certaine manière, cela a changé ma vie. Je me suis lancé, en suivant des cours en ligne, qui, grâce à des exercices de respiration, et une série d’étirements yoga, vous amènent à vous habituer progressivement au froid. Prendre des douches glacées a fini par me sauver (rires). »

Hopkins se retrouve ainsi à nager dans les canaux d’Amsterdam en plein hiver, ou à piquer une tête dans le premier lac qu’il croise. Lui qui, quelques mois auparavant, se délectait du soleil californien, se retrouve à espérer les premiers gels pour traîner dans les rues de Londres en t-shirt. « Je sais que cela peut paraître dingue. Au départ, je n’étais vraiment pas un « dur », et je ne le suis toujours pas. Mais avec cette méthode de respiration, vous ne ressentez pas tant la douleur qu’une sorte d’électricité. C’est une sensation assez incroyable… Soit. Pour revenir à la musique, j’ai pu remettre les choses sur les rails. En se lançant dans un album aussi complexe que celui-ci -en termes de processus d’écriture, ou de précision sonore-, vous vous retrouvez forcément face à des impasses qu’il faut réussir à contourner. Aujourd’hui, je sais que je peux m’arrêter, prendre 10 minutes pour faire des exercices de respiration, et pratiquement à chaque fois réussir à débloquer la situation. »

À nouveau, il faut préciser que, si Singularity est complexe, il n’a pas le caractère opaque que peuvent dégager certaines oeuvres psychédéliques. L’album a beau s’être nourri d’expériences émotionnelles décalées, il n’a pas perdu pied pour autant. Ce qui n’empêche de se poser in fine la question: faut-il être au même niveau de conscience pour profiter pleinement de la musique de Jon Hopkins? « Vous pouvez l’expérimenter à différents niveaux. Certains morceaux peuvent servir de musique de fond, d’autres fonctionneront mieux en club, etc. Idéalement, je pense que vous profiterez au mieux de l’album en l’écoutant chez vous, sur une bonne installation, avec éventuellement un bon verre de vin. » Et rien d’autre? « Je veux être clair en précisant que je n’encourage personne à pratiquer l’automédication, peu importe laquelle. Cela étant dit, si vous voulez creuser les racines plus psychédéliques de l’album, que vous avez fait vos devoirs avant, en sachant bien où vous mettez les pieds et ce qui peut fonctionner avec vous, alors, en effet, vous entendrez encore un autre monde. »

Techno rêveuse ou ambient tapageuse, l’homme ne tranche pas. Avec Singularity, Jon Hopkins joue même un peu plus sur l’ambiguïté. Dans ses moments les plus grésillants, on peut voir dans l’album le reflet d’un monde en plein chaos. Avec ses plages les plus apaisées, il tiendrait au contraire plutôt de la fuite. Un peu comme le proposent les drogues, qui permettent de s’évader pendant un moment? « Pour moi, cet album ne s’appuie pas sur le monde, pas plus qu’il ne tente de l’éviter. En d’autres mots, ce n’est pas une échappatoire, il ne se met pas à l’écart du monde extérieur. Au contraire, ce disque est une réponse à la situation actuelle. Il correspond à un désir de transmettre quelque chose de bon, de positif. La musique a un pouvoir incroyable pour changer votre humeur. Et par ricochet, transformer aussi votre rapport aux autres, en espérant que cela fasse écho, que cela se répercute en cascade. Ce sont des petites choses, mais c’est une goutte de positivité dont on a bien besoin. »

Jon Hopkins: « Singularity »

Méditation, drogues, voyages...: Jon Hopkins nous raconte la genèse de Singularity

Cela démarre par un grondement sourd, menaçant. Après quelques secondes, le morceau-titre se déploie comme une lente montée d’adrénaline, à laquelle viennent bientôt se coller une boucle synthétique mélancolique et, glissé en douce, un beat fracassé. Rêche, Singularity introduit ainsi une première moitié d’album particulièrement dense, destinée avant tout aux dancefloors les plus hallucinés -à l’image de l’épique Everything Connected. Pièce-charnière du disque, le long morceau de 10 minutes permet aussi de basculer vers des paysages plus dégagés, comme le choeur de Feel First Live, la rêverie de COSM ou les pianos en apesanteur d’ Echo Dissolve ou Recovery. À la fois physique et sensible, intelligent et accessible, Singularity se pose ainsi en odyssée techno-ambient dont le raffinement sonique ne cesse de fasciner. Good trip.

Distribué par Domino. Le 11/07 au festival de Dour et le 24/10 à l’AB. ****

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