Serge Coosemans

La techno, ce truc de vieilles et de gros bolos de banlieue? Wake up!

Serge Coosemans Chroniqueur

La techno est-elle un genre musical devenu complètement ringard, réservé aux vieux et aux drogués? C’est ce que laisse entendre un texte provocateur qui a, la semaine dernière, fait son buzz et auquel Serge Coosemans renvoie la baballe. Sortie de Route, S04E28.

Anecdote 100% authentique: l’autre matin, me voilà réveillé par des modulations répétitives, assez rythmées. « Tiens, la voisine s’est mise à la techno », me dis-je dans mon demi-sommeil, plus étonné que contrarié, presque charmé, en tous les cas heureux qu’elle arrête avec son Adele et ses fanfares balkaniques. J’essaye de reconnaître le morceau. Richie Hawtin? Derrick May? Bandulu? Raté: il s’agit d’un pigeon qui roucoule sur le bord de la fenêtre. Marrant, non? Ça m’est revenu alors que je lisais ce dimanche après-midi un fameux petit billet qui a ces derniers jours beaucoup tourné sur les réseaux sociaux, « Pourquoi la techno c’est devenu de la merde et que ça n’intéresse que les enculés », publié tout en finesse par le site JetenculeTherese.net. Ce texte est du pur mongolo 2.0, torché par un avorton en descente de Ritaline né de l’union anale d’une stagiaire de Vice Magazine et de Jean-Marc Morandini. C’est aussi mal écrit que le scénario d’Interstellar mais le texte met toutefois le doigt sur un phénomène bien réel, que je n’avais personnellement pas vu venir: la techno est désormais largement considérée comme une musique de vieux, une niche musicale aussi caricaturale et dogmatique que le heavy-métal de glaireux satanistes, le folk socio-chrétien et le hip-hop ouéch ouéch à casquette retournée.

« Alors bon, tu t’insurges que l’on bute des has-beens avec des coupes de cheveux de merde que tu ne connaissais même pas avant le mois de janvier mais ça ne te fait pas chier que tous les week-ends, des terroristes de la fête te piquent ton pognon en te vendant une culture alternative dont tu ne feras jamais partie », écrit Raph LaRage, l’auteur du texte, avant de parler plus loin d’une soirée où des « vieilles » et des « gros bolos de banlieue » « s’entassent avec la masse en prétendant kiffer un courant subversif ». Pour ce Monsieur LaRage, la techno est donc essentiellement une culture alternative, un courant subversif, « un genre musical né dans les années 90 dans des villes de Noirs très pauvres », devenu « un mouvement beaucoup suivi en Europe par des punks à chiens ». Un truc chiant, quoi.

Si on retire de ce texte les caricatures provocantes et le langage ordurier, il ne reste donc au final qu’une critique de la techno qui est à peu près aussi vieille que la techno elle-même. En effet, si on imagine que la techno est née le 1er janvier 1990 à minuit, à minuit deux, il y avait déjà une blondasse BCBG à anneaux de vaches dans les oreilles pour exiger de remplacer cette musique de merde par un bon Soul II Soul. Je caricature à peine. La techno a été un véritable mouvement culturel et social qui a balayé pas mal de choses sur son passage mais, d’un strict point de vue musical, les critiques furent aussi rapides qu’elles ne restèrent constantes. Ne fut-ce que parce que l’on passa sur les dancefloors en seulement quelques semaines d’un mix très éclectique de new-wave/new-beat/acid/rock/EBM/world/funk à la tyrannie de morceaux instrumentaux interchangeables et à priori déstructurés calés toute la nuit sur 130 BPM. Le point Godwin ne s’est d’ailleurs pas fait attendre et des gens comme Coldcut, notamment, ont assez vite comparé la techno (pas toute, seulement la pire) au « bruit des bottes sur le dancefloor ».

Imaginaire techno

Personnellement, je n’écoute pas beaucoup de techno mais j’aime ça. Bien davantage que la musique, j’aime en fait particulièrement l’imaginaire techno, qui se nourrit de SF, de psychédélisme, de théories sociales un peu fanfaronnes ainsi que de prospectivisme bizarre. J’aime le discours de Mad Mike sur l’intégrité personnelle et ses critiques sur l’industrie du disque. J’aime voir Jeff Mills parler cinéma, SF, avenir, architecture. J’aime les belles histoires de Laurent Garnier. En fait, je ne pense pas que la techno ait été créée par des « Noirs très pauvres » pour être essentiellement suivie par des « punks à chiens ». Je crois plutôt que la techno incarne au mieux les idées, les idéaux et les fantasmes de pas mal de gamins de la Génération X issus des classes moyennes, peu importe qu’ils soient afro-américains ou européens. C’est la musique des gens qui ont été très marqués par le premier passage télé de Logan’s Run et Blade Runner, par Kraftwerk et Moroder, les jeux Atari et Nintendo, Interrail et les vols low-cost, la chute du Mur et l’implosion de l’URSS, ainsi que l’idée d’avoir 30 ans en l’an 2000.

C’est surtout là qu’est le problème, d’ailleurs. Cet imaginaire, cette imagerie, n’ont plus de raison d’être en 2015, et pourtant, ils n’ont pas l’air d’avoir été vraiment renouvelés. Sinon dans l’avant-garde et du côté de quelques cas particuliers (Vatican Shadow, Mondkopf, certains Allemands…), les looks, la typographie, les références et les réputations techno ne sont pas forcément très différents de ce qu’était déjà tout cela en 1990. Dans son dernier numéro (180, mars 2015), le magazine Trax consacre un important dossier à la techno. On y parle de Berlin, du Berghain, de geekeries audio, de « nouvelles directions », de « collectifs », « d’huile de coude ». Les mecs interviewés ont pour la plupart 40 balais ou pas loin, sont propres sur eux, sympathiques, doués, mais leurs discours sont lisses, pragmatiques, sans véritable intérêt. Trax interroge aussi la relève durant quelques pages, des jeunes mecs de 22-23 ans. Ils ont tous des pseudos de médicaments pour animaux, ne rêvent que d’envoyer du « bon son » et applaudissent la facilité de sortir des morceaux sur des labels étrangers permise par le net. Sur 20-30 pages de dossier techno, il n’y a donc pas un seul allumé pour fanfaronner à propos de la vie en 2035, balancer du gros concept, des dingueries, vanter les mérites d’un film de science-fiction bouleversant sorti il y a moins de 5 ans ou un article sur les réalités virtuelles qui remuerait un peu les méninges. À lire tous ces gugusses, j’ai en fait vachement plus envie de picoler tout le week-end avec mon facteur -qui est le sosie officiel du Krusty Klown, un chansonnier dégénéré à ses heures, un véritable taré qui fait peur à toute la rue- que de passer une nuit à danser sur la musique sortie du cerveau de ces putains de normcores.

Toute cette nouvelle techno n’est pas pourtant forcément « de la merde pour enculés », comme l’avance piteusement Jetenculetherese. Qu’elle puisse être bonne ne change toutefois rien à l’impression quasi générale que la techno est une culture qui a majoritairement laissé son avenir derrière elle, qui se contente désormais d’entertainment parfois un peu glauque et souvent nostalgique alors que ce fut pourtant au départ une promesse de grosse révolution socio-culturelle doublée d’une parfaite tabula rasa musicale. On peut ricaner ou soupirer en lisant le papier de Jetenculetherese mais on devrait surtout le considérer comme ce qu’il est peut-être: une sonnette d’alarme. Autrement dit, « Wake Up », comme le gueulait déjà un vieux classique de Laurent Garnier. Qu’aucun pigeon du bord de ma fenêtre n’a encore réussi à parfaitement imiter, celui-là.

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